LES FRERES DE LA SAINTE FAMILLE, TEMOINS DE LA SAINTETE DU CURE D’ARS
Déjà pendant sa vie, mais surtout au moment de sa mort, tout le monde disait que l’abbé Vianney d’Ars avait été un saint. Mais l’Église veut que la renommée de sainteté d’une personne soit témoignée par ceux qui l’ont connu de près.
C’est ainsi que quelques années après la mort du curé d’Ars, l’évêque de Belley, Mgr. de Langalerie, constitua un tribunal ecclésiastique devant lequel furent convoqués et se présentèrent les témoins de la sainteté de vie de l’homme de Dieu.
Parmi ces témoins il y avait trois Frères de la Sainte Famille : Le Frère Gabriel Taborin, Fondateur et Supérieur de la Congrégation, et les Frères Jérôme et Athanase, qui avait vécu à Ars les dix dernières années de la vie du Saint Curé.
Les actes des séances de ce tribunal sont conservés dans les Archives et ces textes vont nous permettre d’écouter aujourd’hui une partie du témoignage de ces trois Frères qui retracent quelques jalons de la vie de M. Vianney et nous donnent un aperçu de ses vertus.
Témoignage de Frère Gabriel Taborin
« M.Vianney, Curé d’Ars, est maintenant âgé de 69 ans ; il a toujours été doué d’une admirable simplicité ; la vie pauvre et retirée qu’il mène l’a toujours mis à l’abri des dangers. Partout il se montre digne de son saint ministère. Les traits de sa figure bénigne annoncent la paix et la sérénité de sa belle âme ; sa bonté et sa mansuétude lui gagnent tous les cœurs. Le Ciel l’a favorisé du don précieux de toucher les âmes et d’opérer des conversions éclatantes ; ses prières si ferventes ont une puissance toute particulière pour obtenir de Dieu des grâces extraordinaires, et, comme on l’a déjà remarqué, c’est à ces prodiges, dont le bruit se répand partout, qu’est dû ce concours si nombreux de Pèlerins. Si nous lui donnons prématurément le nom de Saint, c’est que nous jugeons l’arbre par son fruit : cet homme de Dieu sait qu’on ne peut pas être saint dans le Ciel, si on ne l’a pas été sur la terre, et que ce n’est pas à la mort qu’il faut s’attendre à le devenir. M. Vianney a travaillé à sa sanctification dès sa plus tendre jeunesse. Eh ! Qui dans notre siècle pratique à un si haut degré les vertus chrétiennes et sacerdotales ? Ce Prêtre vénéré vit encore, et il sait qu’il n’y aura de sauvé que celui qui aura persévéré dans l’amour et la grâce de Dieu : les jours qui lui sont réservés, et dont nous demandons la prolongation, ne serviront qu’à augmenter sa récompense, et à ajouter des pages d’édification à ce que mous venons de dire. Mais n’oublions pas qu’il ne nous servira de rien pour l’éternité d’avoir admiré la vie des saints si, à leur exemple, nous ne pratiquons fidèlement les lois de Dieu et de l’Église. » (Dans le livre de Frère Gabriel Taborin L’Ange conducteur des pèlerins d’Ars)
Mr. Parrodin, Supérieur du Grand-Séminaire, m’engagea à aller à Ars pour parler au Serviteur de Dieu et lui recommander la Congrégation naissante. Je suivis ce conseil, j’arrivais à Ars, sans me faire connaître en aucune façon et rien à l’extérieur ne pouvait indiquer qui j’étais. Après avoir fait ma prière devant le Saint Sacrement, je me présentais à la sacristie au moment où le Serviteur de Dieu allait se revêtir des ornements pour dire la sainte Messe. Je fus vivement impressionné en voyant sa figure sur laquelle se peignaient les traits de la sainteté. J’ai toujours cru qu’en me saluant il m’avait appelé par mon nom et qu’après avoir demandé de mes nouvelles il s’était informé de l’état de la petite Congrégation de la Sainte-Famille. Mais, Mr le Curé, repris-je tout ému, comment me connaissez-vous ? Oh ! répondit-il avec un gracieux sourire : les amis du bon Dieu doivent bien se connaître. Il me donna ensuite rendez-vous après la messe et se revêtit des ornements sacrés. Dans la conversation que j’eus avec le Serviteur de Dieu, au moment indiqué, il me témoigna toutes sortes d’intérêts, me félicita d’avoir donné à ma Congrégation le nom de Ste Famille ; il m’annonça qu’elle prospérerait malgré beaucoup d’obstacles et me recommanda de ne jamais me décourager. Il a personnellement tellement aimé la Congrégation qu’il nous a envoyée près de quarante postulants.
Une seconde fois je me rendis à Ars et j’appris de la bouche même de Mr. le Curé, qu’il venait de faire une fondation pour l’instruction gratuite des enfants de la paroisse d’Ars. Il me manifesta même son étonnement de ce que je n’avais pas encore envoyé des Frères. “Je suis fâché contre vous ; j’ai versé pour vous dix-huit mille francs dans la caisse diocésaine”. Il me pria d’envoyer les Frères le plus tôt qu’il me serait possible.
Ce ne fut que quelque temps après que je pus mettre nos Frères à la tête de l’école fondée. En preuve de son dévouement, le Serviteur de Dieu nous aida puissamment pour l’ameublement de la maison ; il en construisit et en orna la chapelle.
Notre Noviciat de Belley possède comme précieux souvenir de ses libéralités et de son attachement pour nous un ostensoir de grand prix, un riche ciboire, des burettes d’argent avec leur plateau. Il a eu de plus la bonté de fonder à perpétuité une messe qui doit se dire tous les dimanches de l’année dans notre chapelle pour la conversion des pécheurs. Vingt autres messes à des jours libres y ont été fondées à la même intention.
Dans une circonstance particulière j’avais grandement besoin de la somme de douze cents francs. Ne pouvant la trouver à Belley, j’eus la pensée de m’adresser au Serviteur de Dieu ; je lui écrivis pour cela et je lui fis présenter la lettre par le frère Jérôme. Dès qu’il en eut pris connaissance : “Je regrette bien dit-il, de ne pouvoir contenter le désir de votre bon supérieur. “Tenez, voilà tout ce que j’ai”. Et il présenta au frère Jérôme cinq sous en lui disant : “Il n’y a que pour payer le port de lettre. Nous allons prier pour que le bon Dieu lui vienne en aide et qu’il puisse trouver cette somme”. Il se rendit au confessionnal ; admirable Providence de Dieu, la première personne qu’il entendit lui présenta douze cents francs pour ses bonnes œuvres. Il sortit aussitôt avec un grand contentement et dit au frère Jérôme : “Voyez combien vos prières sont puissantes. Dieu vous a exaucé : voilà la somme dont votre Supérieur a besoin. Écrivez-lui de la venir chercher”. Je me rendis à l’invitation, et comme je lui témoignais ma reconnaissance et lui exprimais en même temps ma surprise, il me répondit avec une humilité qui m’édifia profondément : “Oh!, c’est le bon Dieu qui a écouté les prières du frère Jérôme et de tous ceux qui prient de bon cœur.” Mr le Curé, lui dis-je, je vous rendrai cette somme dans quelque temps. “Allez mon ami ; reprit-il, je ne prête pas ; je vous donne cette somme, c’est le bon Dieu qui vous l’envoie. Je vous donnerai bien autre chose si on ne me gêne pas”.
J’avais contracté une double hernie depuis trente-six ans ; j’en parlais au Serviteur de Dieu. Il me répondit : “Eh, mon ami, c’est un présent du bon Dieu ; J’ai moi aussi une double hernie ; seulement je n’en guérirai pas, mais vous, vous en guérirez, pourvu que vous fassiez de suite une neuvaine à Sainte Philomène. Je ne croyais pas guérir : aussi je fis une neuvaine, sans grande confiance. Quelle ne fut ma surprise lorsqu’à la fin de ma neuvaine, je me trouvais guéri ! Je quittais mon bandage et depuis lors je n’ai plus rien ressenti.
Pour favoriser la dévotion des pèlerins d’Ars j’eus la pensée de faire un petit livre sous ce titre : “L’Ange conducteur des pèlerins d’Ars”. Avant de le commencer je consultais le Serviteur de Dieu qui accueillit avec empressement ce projet. Il ajouta même : “Faites-le de suite, je me charge de vous en faire vendre soixante exemplaires par jour”. Je composais le livre, le soumis à l’approbation de l’évêque diocésain. Quand il fut imprimé, j’en portais 6 exemplaires à Mr. Vianney qui les reçu avec joie et reconnaissance, en me disant que ce livre ferait beaucoup de bien.
Dans la Préface j’avais eu le malheur de retracer sa vie en quelques traits rapides et de le présenter comme un modèle de vertu et de sainteté. Le lendemain matin, m’ayant aperçu à l’église, il me fit signe d’aller à lui, avec un air d’affliction et de sévérité extraordinaire. L’ayant suivi à la sacristie, il ferma la porte et me dit avec animation et en versant des larmes abondantes : “Je ne vous croyais pas capable, mon ami, de faire un mauvais livre.” “Comment donc ? ” – “C’est un mauvais livre, c’est un mauvais livre. Dites-moi de suite combien il vous a coûté, je vous rembourserai et nous le brûlerons”. Je fus saisi d’étonnement et lui demandais de nouveau en quoi ce livre était mauvais. “C’est un mauvais livre, c’est un mauvais livre !” – “Mais, en quoi mon Père ? ” – “Vous parlez de moi comme d’un homme vertueux, comme d’un saint, tandis que je ne suis qu’un pauvre ignorant, le plus misérable des prêtres”. -“Mais enfin, mon Père, j’ai communiqué ce livre à des prêtres instruits, Monseigneur Devie en a revu toutes les épreuves, il a donné son approbation : ce ne peut pas être un mauvais livre”. Les larmes ne faisaient que redoubler. “Eh bien, retranchez tout ce qui me regarde et alors ce sera un bon livre”. À mon retour d’Ars, je n’eus rien de plus pressé que d’instruire Monseigneur de tout ce qui s’était passé. “Quelle leçon d’humilité nous donne à vous et à moi ce saint prêtre”, me dit le Prélat, en ajoutant cependant : “Gardez-vous bien de ne rien retrancher ; je vous le défends”. Je suivis le conseil de mon Évêque, mais le Serviteur de Dieu ne voulut jamais apposer sur le livre sa signature qu’il mettait si facilement sur les livres et les objets de piété qu’on lui présentait.
Voilà tout ce que j’avais à dire au sujet de la Congrégation de la Sainte Famille et de ses rapports avec le Curé d’Ars. » (Procès de Béatification du Curé d’Ars)
Témoignage de Frère Jérôme Dunoyer
– Ses parents étaient très vertueux, sa mère surtout se distinguait par sa grande piété. Pendant son enfance, sa mère remarquait en lui quelque chose de particulier : elle lui disait : Jean-Marie, fais bien attention d’être sage, car si tu ne l’étais pas, tu me ferais plus de peine que si c’était un autre de tes frères. Monsieur Vianney nous disait aussi que quand tout le monde était couché, il veillait quelquefois très tard avec sa mère et une autre de ses sœurs pour parler du bon Dieu. Cette sœur épousa monsieur Melin et mourut comme une sainte en récitant l’Ave Maria, nous a raconté le serviteur de Dieu. Je ne sais quel jour monsieur Vianney a été baptisé ou confirmé.
– Après la mort de monsieur Balley, le serviteur de Dieu fut nommé curé de la petite paroisse d’Ars. Il y régnait plusieurs abus ; les danses surtout y étaient très fréquentes. Je ne sais quels moyens il employa pour les détruire. Je sais cependant qu’il donnait de l’argent au cabaretier et au ménétrier pour les empêcher de continuer la danse. Les deux moyens principaux qu’il employa pour réformer sa paroisse et y faire refleurir la piété furent ses longues prières à l’église et la visite des familles : dès le grand matin, me disait un jour un homme de la paroisse on le voyait dans sa petite stalle les yeux fixés sur le tabernacle, le sourire sur les lèvres ; cela me toucha. Dans ses fréquentes visites à ses paroissiens il profitait du moment des repas pour trouver toute la famille réunie, il leur parlait sans jamais s’asseoir de leurs terres d’abord, du bon Dieu ensuite.
– Je sais que monsieur Vianney a eu à supporter beaucoup de contradictions et de contrariétés. Il m’a dit un jour : Si le bon Dieu m’avait fait voir d’avance ce que j’avais à souffrir à Ars, je serais mort de chagrin. Ses plus grandes contrariétés lui sont venues des prêtres qui trouvaient son genre de vie bizarre et extraordinaire. Il a tout supporté avec une admirable patience et il me disait un jour : s’il n’était offense de Dieu, j’aurais voulu que ces persécutions et contrariétés continuent toujours; c’est le temps où Dieu m’a accordé le plus de consolations.
La simplicité et la modestie du curé d’Ars se manifestaient dans toute sa conduite. On ne voyait chez lui rien d’affecté, rien d’une personne qui veut paraître. C’était chez lui une simplicité d’enfant.
L’humilité du serviteur de Dieu n’était pas moins admirable. Au milieu de ce concours qui se faisait autour de lui, et à cause de lui, à le voir parler et agir on eut dit qu’il y était pour rien. Il se croyait le plus mauvais prêtre. Il se disait que si Dieu avait trouvé un plus mauvais prêtre, il l’aurait mis à sa place. Un supérieur ecclésiastique du diocèse lui demanda un jour si au milieu des témoignages de la vénération publique il n’avait pas quelque pensée de retour sur lui-même. Ah ! Reprit-il aussitôt, si je n’étais pas seulement tenté de désespoir. Quand on lui donnait des louanges, on voyait aussitôt qu’on lui faisait de la peine.
Il souffrit beaucoup de voir son portrait se produire sous toutes les formes et étalé aux vitrines des marchands du village. Il l’appelait son carnaval. Jamais il ne voulut le signer quand il s’en trouvait un exemplaire parmi les images qu’on lui présentait à signer, il le mettait de côté en disant aux personnes : ça ne sert que trois jours dans l’année, voulant indiquer les trois jours du carnaval. Monsieur Cabuchet, statuaire distingué voulut faire le buste du curé d’Ars. Ce dernier ne voulut y consentir en aucune façon. S’apercevant que l’artiste le fixait pendant son catéchisme depuis plusieurs jours, il comprit ce qu’il voulait faire ; il lui dit publiquement : vous, monsieur, qui êtes là-bas, veuillez rester tranquille.
Il vit aussi avec peine paraître différentes biographies le concernant. Je sais qu’il souffrit beaucoup le jour où monseigneur Chalandon, évêque de Belley, lui apporta les insignes de chanoine honoraire de la cathédrale. Rentré à la cure après la cérémonie où il avait dû en paraître revêtu ; il semble consterné, affligé et comme abattu. Peu de jours après il vendit le camail cinquante francs pour employer le prix à ses bonnes œuvres. Quand le maire d’Ars lui annonça que l’Empereur venait de lui accorder la croix de la légion d’honneur, il demanda aussitôt s’il y avait quelque rente attachée à cette décoration; non, répondit-il, monsieur le Maire d’Ars. – Dans ce cas-là je n’en veux point.
Il ne savait rien refuser aux pauvres qui sollicitaient sa charité. Il ne donnait cependant pas indistinctement à tout le monde et savait mettre du discernement dans ses aumônes, donnant beaucoup à ceux qui en avaient réellement besoin, se contentant d’une légère aumône pour les pauvres ordinaires. Il payait les loyers de plusieurs familles dans le besoin, et, comme dans le pays, on paye les loyers à la fête de Saint-Martin, il regardait cette époque comme un moment de gêne. Son amour pour les pauvres le porta à vendre ses meubles, à donner son linge, et on fut obligé de prendre quelques précautions pour lui en conserver un peu.
Témoignage de Frère Athanase
Je sais par sa sœur encore vivante et par le serviteur de Dieu lui-même qu’il a passé son enfance et sa jeunesse dans la paroisse de Dardilly; il se livrait aux travaux de l’agriculture, il gardait les troupeaux dans les champs. Ses mœurs étaient pures, sa piété était tendre et ardente. Il était très exact à remplir les devoirs de sa position. Je ne connais rien de contraire à la vie sainte qu’il mena dès son enfance.
Il ne commença, je crois, ses études d’après le témoignage de son beau-frère qu’à l’âge de dix-neuf ans, dans le but d’entrer dans l’état ecclésiastique. Il étudiait avec peu de succès. Je lui ai entendu dire que dans ce temps-là, il n’avait pas beaucoup de peines à aimer le bon Dieu avec m. Balley, Curé d’Écully, chez lequel il étudiait.
– Ses parents étaient très vertueux, sa mère surtout se distinguait par sa grande piété. Pendant son enfance, sa mère remarquait en lui quelque chose de particulier : Elle lui disait : Jean-Marie fais bien attention d’être sage, car si tu ne l’étais pas, tu me ferais plus de peine que si c’était un autre de tes frères. Monsieur Vianney nous disait aussi que quand tout le monde était couché, il veillait quelquefois très tard avec sa mère et une autre de ses sœurs pour parler du bon Dieu. Cette sœur épousa Monsieur Melin et mourut comme une sainte en récitant l’Ave Maria, nous a raconté le serviteur de Dieu. Je ne sais quel jour monsieur Vianney a été baptisé ou confirmé.
Je sais que le serviteur de Dieu persévéra dans son désir d’embrasser la carrière ecclésiastique et qu’il se disposa à recevoir les saints ordres par une conduite sage et pieuse, qu’il a reçu la prêtrise à Grenoble et qu’il s’est montré dès le commencement comme un prêtre plein de foi et de ferveur.
Je tiens du serviteur de Dieu que sur la demande de Mr. Balley, Curé d’Écully, il fut nommé vicaire de cette paroisse, où il exerça saintement les fonctions du ministère pendant dix-huit mois. J’ai entendu dire qu’après la mort de Mr de Mr Balley, les habitants d’Écully le demandèrent pour Curé. Je ne sais pour quel motif l’administration diocésaine ne la point nommé.
J’ai entendu dire que le serviteur de Dieu prit possession de la paroisse d’Ars le treize Février mille huit cent dix-huit. En le nommant Mr. Courbon, vicaire général de Lyon, lui dit : Je vous envoie dans une petite paroisse où on n’aime pas beaucoup le bon Dieu ; mais vous apprendrez aux habitants à l’aimer. Mr. le Curé m’a dit que la population lorsqu’il arriva, était très indifférente, et qu’il avait presque tous les dimanches des danses auxquelles venaient prendre part les jeunes gens et les jeunes filles du voisinage.
Les confréries du Saint Sacrement existaient dans la paroisse avant l’arrivée de M. Vianney. Mais elle était tombée en désuétude. M. Vianney la réorganise et lui rendit la vie. Il établit aussi la confrérie du Saint Rosaire. Plus tard il établit aussi la confrérie du Sacré-Cœur et le tiers ordre de St. François d’assise. Il tint à ce que ces différentes confréries suivissent les règlements qui leur sont propres et attinssent le but pour lequel la Sainte église les a établis.
Afin que les jeunes filles reçoivent une éducation chrétienne qu’elles ne recevaient pas jusque-là, il établit une Providence qui recevait les jeunes filles pauvres et abandonnées, et où, en même temps, une école était ouverte aux jeunes filles de la paroisse. Cette institution produisit les meilleurs effets, j’en juge encore par les mères de famille chrétiennes que je connais à Ars et dans les environs.
Je sais personnellement que m. le Curé avait gagné l’affection et l’estime du peuple qui lui était confié. Sa charité inépuisable, sa piété fervente, sa grande douceur, en un mot, sa tendre affection pour tous, lui avait concilié tous les cœurs. Il se regardait comme le père de ses paroissiens et les traitait comme ses enfants. C’était le nom qu’il leur donnait. Quand il avait quelque projet en vue, en le leur annonçant, il ne disait pas je vais faire, mais nous allons faire, ne se séparant ainsi jamais d’eux.
J’ai entendu dire à m. Vianney qu’il était sorti quelque part des limites de la paroisse pour administrer les sacrements à la place de ses confrères absents ou malades, et que, dans ces circonstances, il ne manquait pas de rentrer le soir à Ars. Je lui ai entendu dire qu’il avait été appelé par ses confrères pour les aider dans les confessions et les prédications, pendant les jubilés, et les missions, à Trévoux, à Saint-Trivier-sur-Moignans, à Montmerle. Il rentrait toujours le samedi soir dans sa paroisse. Il s’est absenté aussi pour assister quelques fois aux retraites pastorales. Connaissant son exactitude à remplir tous ses devoirs, je ne doute pas que, dans ces circonstances, il n’ait pris toutes les précautions nécessaires pour le service de sa paroisse.
Je suis convaincu que le Serviteur de Dieu ne s’absentait de sa paroisse qu’avec l’autorisation de son évêque et n’exerçait le ministère dans les paroisses dont j’ai perlé qu’avec l’assentiment des pasteurs. Les fruits qu’il produisit dans ces paroisses furent considérables. Son souvenir y est resté vivant, et parmi les personnes qui s’étaient adressées à lui, beaucoup vinrent ensuite se confesser à Ars. Ce fut ainsi que commença le pèlerinage. Je n’ai jamais oui dire qu’il ait manqué de modération, de prudence et de sagesse, et qu’il ait blessé qui que ce soit par un zèle indiscret.
Je sais personnellement que le Serviteur de Dieu a fondé beaucoup de missions. Il m’avait chargé de les inscrire dans un registre à mesure qu’il les fondait. Elles ont été établies surtout dans les paroisses du diocèse les plus pauvres en général, quelques-unes hors du diocèse. La société des missionnaires existait déjà. Il ne lui doit, ni son origine, ni ses statuts, mais, par les fondations dont je viens de parler, il l’a consolidée et en a assuré l’avenir.
Le Serviteur de Dieu avait une telle estime de l’humilité, qu’il en parlait constamment dans ses instructions. Il me disait fréquemment au sujet de notre pensionnant : restez dans la simplicité; plus vous resterez dans la simplicité, plus vous ferez de bien.
Il avait la plus grande estime et il éprouvait une véritable reconnaissance pour tous ceux qui l’humiliaient. Eux seuls le connaissaient bien, disait-il. Un prêtre du voisinage lui écrivit un jour une lettre dans laquelle on lui reprochait son ignorance. Monsieur Vianney répondit par la lettre la plus aimable et la plus affectueuse ; il lui exposait les raisons qu’il avait à l’aimer, puisque lui seul l’avait bien connu et qu’il avait eu la charité de l’avertir et de s’intéresser au salut de son âme. Il le conjurait à la fin de se joindre à lui pour obtenir de son Évêque la permission de quitter sa paroisse et de se retirer dans la solitude pour y pleurer sa pauvre vie. Je tiens ce fait de monsieur Vianney lui-même. L’ecclésiastique fut tellement touché qu’il vint aussitôt lui faire ses excuses et que chaque année dans la suite il amena ses enfants de la première communion à Ars pour les faire bénir par monsieur le Curé.
Il ne savait rien refuser aux pauvres qui sollicitaient sa charité. Il ne donnait cependant pas indistinctement à tout le monde et savait mettre du discernement dans ses aumônes, donnant beaucoup à ceux qui en avaient réellement besoin, se contentant d’une légère aumône pour les pauvres ordinaires. Il payait les loyers de plusieurs familles dans le besoin, et, comme dans le pays, on paye les loyers à la fête de Saint Martin, il regardait cette époque comme un moment de gêne. Son amour pour les pauvres le porta à vendre ses meubles, à donner son linge, et on fut obligé de prendre quelques précautions pour lui en conserver un peu.
Il était d’un caractère naturellement très vif et je crois que si la vertu ne l’eut pas complètement dominé, il se fut facilement emporté. Aussi était-il obligé, pour continuer de se faire des violences extrêmes. J’ai pu me convaincre moi-même par quelques signes presque perceptibles car certaines circonstances, lorsque des personnes très impertinentes l’agaçaient, il tordait avec une certaine violence le mouchoir qu’il avait l’habitude de tenir dans sa main, et je voyais un mouvement de ses lèvres, quels efforts il faisait pour réprimer l’impatience. Du reste il fallait être très familier avec lui pour s’en apercevoir; rien ne paraissait sur son figure. Un jour comme il sortait de l’église, quelques personnes étaient indignées des importunités sans nombre auxquelles il venait d’être en butte; l’une d’entre elles lui dit : monsieur le Curé, vous devriez bien envoyer promener tout ce monde; à votre place je me fâcherai tout rouge.- Eh ! Mon Dieu ! répondit-il, il y a trente ans que je suis Curé à Ars ; je ne me suis jamais fâché; je suis trop vieux pour commencer.
La foi de m. Vianney éclatait surtout dans tout ce qui concerne la Sainte Eucharistie. Il aimait beaucoup la fête du très saint sacrement. La procession que l’on fait ce jour-là, était un de ses bonheurs; il la préparait avec le plus grand soin afin d’y mettre le plus de pompe possible. Il avait soin qu’il y eut de beaux reposoirs et il les multipliait, afin de multiplier aussi les bénédictions. La foi la plus vive respirait dans ses traits lorsqu’il portait le saint sacrement. Un jour, à la suite de l’une de ces processions pendant laquelle il avait fait une grande chaleur, le prêtre qui servait d’aide à m. Vianney lui dit : m. le Curé, vous devez être bien fatigué. Oh ! Non, répondit-il, celui que je portais me portait.
Il célébrait le saint sacrifice de la messe avec une foi très vive. C’est ce qui paraissait surtout à l’élévation et à la communion. J’en ai été moi-même fréquemment frappé. Quelques fois je voyais un sourire à ses lèvres où des larmes sur ses joues. Un étranger s’était adressé en confession à m. le Curé et n’ayant pas voulu se résoudre à faire ce que celui-ci lui demandait, sorti de l’église brusquement et très mécontent. On le décida cependant le lendemain à venir à la messe avant son départ. Il fut tellement frappé en voyant l’expression de la figure de m. Vianney au moment de la communion qu’il se convertît. Je tiens ce fait du converti lui-même.
Ma conviction est que le Serviteur de Dieu avait reçu plusieurs dons extraordinaires :
- Il avait très certainement le don des larmes ; on le voyait pleurer très souvent, comme je l’ai déjà indiqué, lorsqu’il parlait de l’amour de Dieu, de la Sainte Eucharistie, etc. ou lorsqu’il disait la messe.
- D’après l’opinion publique le Curé d’Ars lisait souvent au fond des cœurs et annonçait des choses qu’il ne pouvait pas connaître naturellement. J’ai entendu citer un grand nombre de faits. Je puis attester les suivants : le fondateur de notre société m’a raconté qu’il vint à Ars recommander aux prières de monsieur Vianney sa congrégation naissante. Le Curé d’Ars en le voyant entrer, le salua par son nom et lui demanda où il en était par rapport à son œuvre. Notre Supérieur n’en revenait pas : mais comment me connaissez-vous, monsieur le Curé, c’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir. Oh ! Reprit celui-ci, les amis de Dieu se connaissent partout. J’introduisis un jour auprès de monsieur Vianney un notaire accompagné de ses deux filles. La plus âgée de celles-ci voulait se faire religieuse. Elle avait une sœur aînée qui l’était déjà; le père redoutait ce second sacrifice ; il venait cependant consulter le Curé d’Ars, résolu à faire ce qu’il lui conseillerait. Le père exposa l’objet de sa visite, mais sans faire connaître celle de ses filles qui avait l’intention d’embrasser la vie religieuse. Monsieur Vianney se recueillit un instant, et sans hésiter s’adressa à la plus âgée des deux sœurs : vous, vous vous ferez religieuse, et vous (à la seconde) vous vous marierez et vous soutiendrez votre père. Et la plus jeune s’étant mise à pleurer : vous, lui dit-il, vous porterez votre croix, et si vous la portez courageusement, elle vous portera au ciel.Un pèlerin de la Bourgogne que je connais particulièrement, m’a raconté qu’il avait dit. monsieur le Curé d’Ars : je manque souvent les vêpres le dimanche, parce que ma maison est éloignée de l’église. Un quart d’heure n’est pourtant pas bien loin, reprit monsieur Vianney, qui ne pouvait pas connaître la distance. Ce pèlerin avait avec lui sa fille, qui était impatiente de finir sa confession. Vous devez passer quinze jours ici, lui dit monsieur Vianney, vous n’êtes donc pas aussi pressée que vous voulez bien le dire. Il était tombé juste pour les deux faits.Un homme de Rive-de-Gier ayant demandé au Curé d’Ars s’il devait vendre une propriété dont on lui offrait un prix très modique, celui-ci répondit sans hésiter : ne vendez pas. Quelques temps après on découvrit dans ce terrain un filon de houille, qui assura au propriétaire un revenu considérable. Un inspecteur des mines de la Loire demanda à monsieur Vianney s’il devait abandonner la place qu’il occupait et qui consistait dans l’inspection de cinq puits pour en accepter un autre qui lui donnerait les mêmes appointements et où il n’aurait cependant qu’un seul puits à surveiller. Monsieur le Curé lui dit de refuser. Quelques jours après l’eau envahit de dernier puits et causa la mort de plusieurs personnes. Je tiens ces détails de l’inspecteur lui-même.
- Monsieur Vianney a opéré un certain nombre de guérisons extraordinaires pendant sa vie. On en a cité beaucoup; je puis attester les suivantes : Un jeune homme presque paralysé de ses jambes à la suite d’une chute de cheval, vint à Ars ; il fut porté sur les bras par un de mes confrères depuis l’hôtel Pertinant jusqu’à la sacristie. Après son entrevue d’une dizaine de minutes avec monsieur le Curé, il sortit seul s’aidant péniblement d’un bâton. Le lendemain vers une heure, il vint dans notre maison. Il monta seul avec le secours de son bâton un escalier qui conduit au premier étage. Sa sœur qui l’accompagnait, en était stupéfaite. Il y a deux ans, disait-elle, qu’il n’en a pas fait autant. Ce jeune homme me raconta que dans l’entrevue de la veille monsieur Vianney lui avait dit : ayez bon courage, mon ami, vous quitterez votre bâton ; mais commençons par guérir l’âme. Il allait de mieux en mieux ; il fit sa confession, communia et partit d’Ars parfaitement guéri. Une femme avait besoin de béquilles pour pouvoir marcher. Elle avait déjà fait plusieurs neuvaines, sans que son état ne fût amélioré. Avant d’en faire une nouvelle, elle voulut savoir ce qu’en pensait monsieur Vianney : faites bien votre neuvaine à Sainte Philomène, lui dit celui-ci ; je crois que cette fois vous allez bien laisser vos béquilles à Sainte Philomène. En effet le jour où elle termina sa neuvaine, elle se servit de ses béquilles pour aller à la Sainte Table, mais là après avoir communié, elle les quitta et retourna à sa place, marchant comme les autres. C’était monsieur Vianney qui donnait la communion. Il y avait alors à Ars quatorze ou quinze de mes confrères et un grand nombre d’étrangers. Beaucoup de personnes furent témoins de ce fait. Il fut remarqué particulièrement par les deux frères qui servaient la messe de monsieur Vianney et qui s’empressèrent de me le rapporter. J’ai vu moi-même, le même jour un prêtre dire la messe en action de grâces pour cette guérison. Une femme de Pommiers, près de Villefranche, était sujette à des crises si étranges, qu’on ne l’appelait plus que la possédée. Elle vint à Ars se recommander aux prières de monsieur le Curé. Je la vis presque à son arrivée, et je fus témoin d’une ou deux crises. C’était des grimaces, des contorsions horribles, des cris effrayants. Après une visite ou deux à monsieur Vianney, elle fut parfaitement guérie. Son mari fut si touché de cette guérison qu’il vint à Ars quelques jours après et fit une bonne confession; il avait oublié ses devoirs religieux depuis plusieurs années. La guérison a persévéré.
- J’ai dit précédemment que monsieur Vianney était dans l’habitude de prier pour la conversion des pécheurs. Un jour qu’il se livrait à ce pieux exercice, Dieu lui fit comprendre combien cela lui était agréable; car un soir j’étais chez lui, il dit : le bon Dieu m’a fait voir combien il aime que je prie pour les pauvres pécheurs. Un soir je lisais un papier; ma discipline s’est mise à marcher sur ma table comme un serpent ; je l’ai ramenée à l’autre bout, elle s’est remise à marcher comme la première fois. Et comme on le questionnait pour savoir ce que contenait ce papier, il répondit : je vous en ai déjà trop dit. Il m’a avoué qu’il y avait eu au grenier de la cure une multiplication considérable de blé; il s’étonnait même que la poutre qui se trouvait au-dessous de l’appartement n’eut pas été brisée sous le poids. Cette poutre en effet était en mauvais état. Il a eu soin de me dire qu’auparavant il n’y avait presque point de blé dans le grenier.
- Monsieur Vianney avait reçu de Dieu un don particulier pour la conversion des pécheurs; il est impossible de dire le nombre considérable d’entre eux qu’il a ramenés à Dieu. Un prêtre disait un jour à Ars : tous ceux de mes paroissiens qui viennent ici sont convertis et deviennent des modèles. Je voudrais pouvoir amener toute ma paroisse. – Un autre prêtre disait en parlant de ses paroissiens : j’ai dans ma paroisse dix convertis du Curé d’Ars. Un autre disait encore : ma paroisse fait exception au milieu de celles qui l’entourent, depuis que je suis venu la recommander aux prières du Curé d’Ars.
Ces miracles de conversion, il les opérait souvent d’un mot, d’un regard, d’autres fois en versant des larmes abondantes.