1.- L’«esprit de famille» avec Chiara Lubich
Pour qu’une spiritualité se maintienne vivante, il est important de savoir établir des connexions avec d’autres qui lui sont proches, pour un motif ou un autre. C’est ainsi qu’ont fait nos anciens en établissant une relation entre la voie d’ “enfance spirituelle” proposée par Sainte Thérèse de Lisieux. C’est aussi ce que nous avons fait récemment en soulignant une ‘syntonie’ avec le frère universel Charles de Foucauld à l’occasion de sa béatification. La mort de Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Focolari, nous donne l’occasion de rappeler quelques-unes de ses intuitions spirituelles très proches de notre spiritualité. L’aventure spirituelle de Chiara commence à Lorette en 1939. Elle la décrit elle-même dans ses notes: « Je fus invitée à un congrès d’étudiants catholiques à Lorette. On conserve là, selon la tradition, dans une grande église-forteresse, la petite maison de la Sainte-Famille de Nazareth. …J’assiste aux conférences comme toutes mes compagnes de collège, mais dès que je le peux je cours là-bas. Je m’agenouille près du mur noirci par la flamme des bougies. Quelque chose de nouveau et de divin m’entoure, m’écrase presque. Par la pensée, je contemple la vie virginale des trois habitants. Je me dis: Marie devait habiter là. Joseph devait travailler à ses côtés. L’Enfant Jésus a dû connaître ces lieux durant de longues années. Ces murs ont entendu sa voix enfantine … Chacune de ces pensées m’accable presque, mon cœur s’émeut et les larmes coulent sans arrêt. A chaque pause du congrès, j’y cours. Le dernier jour, l’église se remplit de jeunes. Et une pensée claire traverse mon esprit, qui jamais ne s’effacera dans l’avenir: un jour, une multitude de personnes vierges te suivront ». La vie et le projet de Chiara passent par des moments exaltants et d’autres aussi de difficultés: le développent du mouvement, sa reconnaissance par l’Eglise, son ouverture œcuménique et interreligieuse …Toujours avec le désir et la passion de construire l’unité atour de Jésus. Et pour finir, dans son testament spirituel intitulé « Sois une famille », dans le dernier paragraphe, Chiara écrit: “L’esprit de famille est plein d’humilité, de désir du bien pour les autres; il ne s’enorgueillit pas. En synthèse, c’est la charité vraie et complète. En résumé, quand je devrai me séparer de vous, je laisserai à Jésus le soin de vous dire à travers moi: Aimez-vous les uns les autres ….pour que tous soient un”. Expressions pleines de résonances évangéliques, mais aussi et certainement pour les disciples de frère Gabriel Taborin, avec des résonances de ses expressions sur l’esprit de famille Belley, mai 2008
2.- PETITE GRAMMAIRE SPIRITUELLE POUR UNE PASTORALE D’ENGENDREMENT
André FOSSION s.j.
Le P. André FOSSION a été invité à participer comme expert dans notre Chapitre Général de 2007. Il a prononcé une conférence suivie d’un temps de dialogue avec les participants, Frères et laïcs.
Nous présentons la troisième partie de sa conférence qui avait pour titre « Evangéliser de manière évangélique ». Ses réflexions sont à la base du message de notre Chapitre et peuvent inspirer la pratique pastorale dans cette année dédiée à l’Apôtre Saint Paul.
André FOSSION est prêtre jésuite, professeur au Centre International Lumen Vitae. Il enseigne aussi les sciences religieuses aux Facultés Universitaires de Namur. Il a été directeur du Centre Lumen Vitae de 1992 à 2002 et président de l’Equipe Européenne de Catéchèse de 1998 à 2006.
Mais allons plus dans concret. Je voudrais proposer, dans ce troisième point, quelques attitudes qui favorisent une pastorale d’engendrement. Je n’énoncerai des solutions aux problèmes rencontrés ni des projets à réaliser, mais plutôt des manières d’être, des manières de se comporter entre un monde qui s’en va et un monde qui vient. Dans son ouvrage, « La crise de la culture »[1], Hannah Arendt parle de la brèche entre le passé et le futur. La question qui la retient n’est pas de faire valoir le passé de la tradition ni d’imaginer le futur mais de savoir « comment se mouvoir dans la brèche ». De la même manière, ce que je voudrais proposer ici c’est, au fond, un ensemble de règles spirituelles à destination des agents pastoraux pour tenir et se tenir dans la brèche au service du monde qui vient. Cette petite grammaire spirituelle engage d’abord à un travail sur soi. Elle touche à l’esprit, au ton, à notre manière de nous situer en pastorale, d’y trouver notre place.
Je proposerai ici une dizaine d’attitudes qui s’articulent entre elles selon un mouvement en trois temps : tout d’abord, se déplacer vers les autres, deuxièmement, les rencontrer, se solidariser, dialoguer, enfin, s’effacer, autoriser, rendre auteurs.
3.1. Demeurer assidûment destinataires de l’Evangile.
Lorsque nous annonçons l’Evangile, nous risquons, sans nous en rendre compte, d’oublier d’en rester les premiers destinataires. Tout se passe alors comme si, nous étant appropriés adéquatement l’Evangile, il nous restait seulement à le transmettre aux autres. C’est un peu comme si nous n’avions plus rien à entendre et à recevoir de l’Evangile, mais que, passés « maîtres » dans l’art de le comprendre et de le vivre, il nous restait simplement à en être pour autrui les destinateurs.
L’Evangile avertit les pasteurs : ils peuvent se mettre dans un situation où, annonçant l’Evangile, ils ne se laissent plus évangéliser. La prétention de savoir, la tentation du pouvoir peuvent aveugler. Nous connaissons tous certaines pratiques pastorales qui, bien que menées avec zèle au nom de l’Evangile, respirent plus l’esprit de conquête, la volonté de pouvoir ou la nostalgie du passé que la Bonne Nouvelle elle-même. D’où l’importance pour l’évangélisateur de demeurer inlassablement destinataire de l’Evangile. En d’autres termes, la question première pour l’évangélisateur n’est pas de savoir «Comment annoncer l’Evangile ? » mais d’abord « Qu’est-ce que l’Evangile me dit aujourd’hui ? », « En quoi l’Evangile est-il une bonne nouvelle pour moi ? ».
Question. N’y a-t-il pas chez les adultes chrétiens l’idée qu’ils sont évangélisés tandis que les jeunes ne le seraient pas sinon peu ou mal ? Cette prétention n’induit-elle pas une pastorale envers les jeunes déséquilibrée, porteuse davantage de préjugés, de prétention et de volonté de puissance que d’écoute mutuelle et de témoignage réciproque ?
3.2. Entendre une parole qui invite à se déplacer là où est le Christ ressuscité se trouve : « Il n’est pas ici. Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez ». Mc 16,7.
Or, si nous restons destinataires de l’Evangile, que nous dit-il au matin de Pâques ? « Il n’est pas ici. Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez ». Cette annonce angélique nous délogent constamment en tant qu’évangélisateurs. Elle nous invite à un renversement de perspective radical. Nous n’avons pas le Christ avec nous comme un objet tenu, détenu, maîtrisé qu’il nous faudrait transmettre à d’autres qui ne l’auraient pas. Le Christ n’est pas un objet possédé que l’on peut tenir « ici » pour le communiquer ailleurs. Il nous faut, pour le rejoindre, sortir de chez nous, quitter notre lieu et aller dans le lieu de l’autre – la Galilée des nations – où il nous précède.
On est toujours, en effet, précédé par l’Esprit du Christ là où on arrive. Nous n’apportons pas aux autres ce qu’ils n’ont pas, mais nous les rejoignons sur leur route pour découvrir avec eux les traces du Christ ressuscité déjà là. La foi est une démarche de reconnaissance de ce qui est déjà donné secrètement.
L’Esprit du Christ ressuscité nous précède toujours. De ce point de vue, nous avons toujours à nous laisser évangéliser par ceux que l’on évangélise. « Un même Esprit est à l’œuvre chez l’évangélisateur et chez l’évangélisé et le premier, s’il sait ce qu’il propose, accepte aussi d’être converti par celui qui a bien voulu l’écouter »[2]. Tout l’art de l’évangélisateur est, dès lors, de favoriser la reconnaissance, de discerner et d’indiquer du doigt la présence du Royaume dans les personnes et dans des situations diverses, même là où l’attendait le moins.
Aussi bien avons-nous à nous porter vers l’autre non point pour le gagner à notre cause, non point pour lui apporter ce qu’il n’a pas, mais pour reconnaître avec lui, dans sa vie, la présence du Ressuscité d’une manière qui peut nous-mêmes nous surprendre. En ce sens, annoncer l’Evangile, c’est toujours, en même temps, se disposer à recevoir de ceux que nous évangélisons le témoignage de l’œuvre de Dieu déjà en eux.
Question. Si nous appliquons les perspectives énoncées ici aux relations entre jenes et adultes, n’est-on pas conduits vers une pastorale où l’un se porte vers l’autre non point pour lui apporter ce qu’il n’a pas, mais pour découvrir, en lui et avec lui, les traces du Royaume de Dieu déjà présent. ?
3.3. Se risquer à l’accueil dans le lieu de l’autre. Se faire accueillir autant qu’accueillir.
La tâche d’évangélisation est souvent énoncée en termes d’exigence d’accueil. « Nos communautés chrétiennes, dit-on, doivent être accueillantes ». Bien entendu. Mais n’y a-t-il pas dans cette invitation à être accueillant envers les autres une position de supériorité à leur endroit? En effet, lorsque nous multiplions les signes d’accueil, ne sommes-nous pas en train de leur dire implicitement : « Venez trouver chez nous ce que vous n’avez pas chez vous » ? Ainsi, dans le jeu de la communication, celui qui accueille se met-il subrepticement en position haute tandis que celui qui est accueilli est renvoyé à une position basse. D’où la difficulté de conduire un dialogue évangélique authentique dès lors que l’on est pris au piège d’un rapport dominant / dominé.
Pour en sortir, n’y aurait-il pas, conformément à l’Evangile, à inverser la logique : non point tellement chercher à accueillir l’autre chez soi qu’à se risquer à l’accueil chez lui, en faisant foi en ses propres capacités d’accueil ?
L’Evangile parle d’hospitalité quémandée. L’Evangile, en effet, ne nous dit pas : « Soyez accueillants ». Il nous invite plutôt à nous déplacer vers l’autre pour en recevoir l’hospitalité. « Zachée, il me faut demeurer chez toi aujourd’hui » (Lc 19,5). « Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, demeurez-y jusqu’à votre départ » (Mc 6,10). « Qui vous accueille, m’accueille »(Mt 10,40).« Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend, j’entrerai et je prendrai le repas avec lui et lui avec moi. ». (Ap. 3,20)
Ces perspectives évangéliques ne suppriment pas, bien entendu, les exigences de l’accueil chez soi, mais ce sera alors dans une optique de réciprocité où les uns et les autres donnent et reçoivent. L’hospitalité reçue, en effet, appelle l’hospitalité rendue. Le terme « hôte » ne désigne-t-il pas d’ailleurs aussi bien la personne qui reçoit que celle qui est reçue ?
Question . Comment développer chez les éducateurs adultes et chez les jeunes éduqés la capacité de se porter les uns vers les autres,, en faisant foi en leurs capacités d’accueil ? Comment, dans l’accueil, éviter les rapports dominants/dominés
3.4. Humaniser, fraterniser : une fin en soi. Situer la foi comme un surcroît désirable dans le champ de la fraternité.
En se risquant à l’accueil dans le lieu de l’autre, on pourra s’efforcer de se lier avec lui, de nouer des liens de solidarité dans une œuvre commune d’humanisation. Tout commence dans l’Evangile, en effet, par un travail d’humanisation : il s’agit de faire advenir l’humain, de sortir de la violence et de nouer des liens de fraternité. Comme le souligne d’emblée la Constitution pastorale Gaudium et Spes du concile Vatican II, le disciple du Christ se sent intimement solidaire de l’humanité : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien d’humain qui ne trouve écho dans leur cœur [3]». La mission première du chrétien, à cet égard, est d’humaniser, de tisser des liens de fraternité où les uns et les autres sont appelés à se reconnaître mutuellement dans une bienveillance inconditionnelle. Cette humanisation/fraternisation est une fin en soi. Ce n’est pas une stratégie pastorale pour annoncer l’évangile. Mais, si l’humanisation/fraternisation, au regard de l’Evangile, est une fin en soi, il s’avère que, de surcroît, elle constitue le terreau favorable à l’annonce évangélique elle-même; elle ouvre un espace où l’annonce évangélique peut se dire dans un climat de fraternité, dans le dialogue amical, en dehors de toute volonté de puissance sur l’autre.
Et cette annonce évangélique est également une fin en soi. L’annonce de l’Evangile, en effet, tient sa raison d’être par elle-même indépendamment de la réponse qui lui sera faite. Tout d’abord, parce que l’autre en vertu de la destination universelle de la Bonne Nouvelle a le droit de l’entendre quelle que soit sa réponse. Ensuite, parce que l’annonce est en elle-même un acte de charité où l’on offre le meilleur de soi à l’autre, qu’il l’accepte ou non. Et si l’autre l’accueille, ce sera encore une grâce supplémentaire venant compléter la joie de l’un et de l’autre, selon l’expression de la première épître de Jean[4]. Ainsi l’humanisation, l’évangélisation et la conversion à l’Evangile, s’emboîtent-elles successivement dans une logique de « grâce sur grâce ».
Question. Quelles sont les causes humaines pour jeunes et adultes, éducateurs et éduqués peuvent s’engager solidairement. Comment, au sein même de cet engagement solidaire, pour ces causes communes, l’Evangile peut-il être annoncé et partagé dans la fraternité ?
3.5. Distinguer et articuler la « prédication de Jésus » et la « prédication sur Jésus».
Dans le dialogue avec autrui, il est opportun de distinguer une double annonce : la première reprend la prédication de Jésus, la seconde est une prédication sur Jésus. En quoi consistait la prédication de Jésus ? Il appelait les êtres humains à plus d’humanité, à la fraternité et à la reconnaissance, dans l’expérience même de cette fraternité, d’une puissance d’engendrement personnelle qui donne la vie et que l’on peut prier en disant « Notre Père ». La spécificité de l’Evangile, à cet égard, c’est de reconnaître, dans l’exercice même de la fraternité, notre commune filiation en un Dieu Père qui nous a fait naître et ne nous abandonnera pas dans la mort. Humanité, fraternité, filiation : tel est l’objet de la prédication de Jésus, toute centrée sur le Royaume de Dieu qui s’est approché gratuitement de nous.
Et puis, il y a la prédication sur Jésus qui, elle, est toute centrée sur sa mort et sa résurrection. Qui est-il donc celui-là pour avoir osé parler ainsi au risque de sa propre vie ? Il a humanisé, fraternisé et appelé les hommes à se reconnaître fils et filles de Dieu. Mais, objet d’intenses controverses, accusé d’être un allié de Satan, il a été tué par les autorités religieuses de son temps. Injustement condamné, crucifié, il n’a pourtant pas cédé au mal. Au contraire, en se confiant à Dieu, il a appelé le pardon sur ses propres bourreaux. Ainsi, « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (Rm 5,20). Et la résurrection est l’œuvre du Père. Par la résurrection, en effet, Dieu rend justice et témoignage à Jésus. En le ressuscitant, le Père se révèle lui-même en signifiant qu’il était à ses côtés de manière singulière, que son œuvre était la sienne. Ainsi, comme chrétiens, reconnaissons-nous en Jésus le visage de Dieu, le fils unique de Dieu et, à la fois, l’homme accompli sous le regard de Dieu. « Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l’a fait Seigneur et Christ » (Ac 2,36). Ainsi se déploie, à partir de la confession pascale, la prédication des chrétiens sur Jésus.
Sur le terrain pastoral, la prédication qui relaie celle de Jésus et la prédication sur Jésus lui-même peuvent représenter, selon les circonstances, des visées ou des moments distincts, bien qu’étroitement liés. L’une ne va pas sans l’autre. La première resterait en chemin si elle n’aboutissait pas à la seconde. Et la seconde serait rendue impossible si elle ne disposait pas de l’appui de la première. Une pastorale d’engendrement, me semble-t-il, commence par relayer la prédication de Jésus, pour conduire ensuite, en chemin, à rendre compte de la foi en sa résurrection.
3.6. Mettre « en travail » les images, les représentations de Dieu.
En chemin, l’annonce évangélique rencontrera sans doute des oppositions qui viennent, notamment, de certaines images de Dieu qui bloquent la foi, en provoquent le rejet ou encore la font vivre de manière servile. C’est pourquoi tout travail d’évangélisation requiert que l’on s’attelle, dans le dialogue, à lever les obstacles, y compris en nous-mêmes, que peuvent représenter des images de Dieu qui ne sont pas libérantes pour l’homme.
Rappelons-nous l’avertissement du décalogue sur le piège des images de Dieu que nous pouvons nous fabriquer. Le drame de notre humanité, selon le récit de la Genèse, a d’ailleurs commencé avec la fausse image de Dieu insinuée en nous par la voix du serpent. Celui-ci change le sens de l’interdit divin en le faisant passer pour une limite à la liberté humaine et comme l’expression d’un Dieu jaloux, concurrent de l’homme. L’interdit pourtant, dans la bouche de Dieu, n’était pas une limite à la permission, ni une contrainte, mais un appel adressé à la liberté humaine de ne point agir de manière arbitraire afin de protéger la vie donnée. En fait, l’interdit – de voler, de violer, de tuer, de mentir – loin de limiter la liberté l’institue et la rend possible. Une société qui s’interdit la violence, en effet, est une société qui donne de vivre en liberté. Mais le serpent change le sens des choses. Là où, dans le discours de Dieu, il y avait un « mais » qui responsabilise, le serpent y voit un « sauf » qui limite la permission, brime l’homme et fait de Dieu son adversaire. Ainsi nos images de Dieu risquent-elles toujours de le dénaturer. Songeons, par exemple, aux images de Dieu qui le mettent parmi les causes immédiates de tout ce qui nous arrive, en le rendant ainsi injuste ou incroyable. Ou bien encore aux images de Dieu qui asservissent l’homme à un ordre religieux au lieu de mettre la religion au service de l’humain. C’est le débat dans lequel Jésus lui-même s’est engagé : le sabbat pour l’homme et non l’homme pour le sabbat.
Bref, la pastorale d’engendrement requiert un patient travail des représentations afin que celles-ci en viennent à honorer Dieu autant que l’homme. Car les deux vont de pair : un dieu qui fausse l’homme est un faux dieu. C’est dans l’excellence de l’humain que la vérité de Dieu se manifeste.
Question : Quelles sont les images de Dieu, chez les jeunes éduqués comme chez les adultes éducateurs qui rendent difficile l’accès à la foi ou bien sont un obstacle au dialogue ?
3.7. Nourrir la mémoire, animer le débat, favoriser la liberté d’appropriation.
Ces trois termes désigne une manière de se tenir en pastorale. La première tâche consiste à entretenir la mémoire de la tradition chrétienne dans le champ culturel public : dans le monde scolaire, dans le monde des loisirs, dans des médias, etc.
Mais il ne suffit pas de nourrir la mémoire, il faut encore animer le débat autour d’elle. La tâche pastorale consiste ici est à faire valoir, dans le débat, la tradition chrétienne, non pas comme un bloc qui s’impose, mais comme une ressource qui est là, qui « donne à penser » pour vivre. « Donner à penser », l’expression paraît heureuse, car elle allie, à la fois, l’aspect de légèreté de la foi qui ne s’impose pas ni ne pèse pas, mais aussi l’aspect de gravité pour les enjeux humains en cause. Un devoir d’intelligence s’impose ici. Ce dont nous avons besoin, à cet égard, en pastorale, c’est d’une théologie intelligente, simple, non réservée aux savants mais jamais simpliste, qui rende la foi compréhensible et désirable.
Et enfin, dans la foulée du débat, la troisième tâche consiste à favoriser la liberté des sujets dans l’appropriation de la tradition chrétienne. La condition aujourd’hui de toute transmission est qu’elle est soumise à la libre appréciation des individus. Ainsi en va-t-il de la tradition chrétienne. Chacun y puisera ce qu’il voudra en y ajoutant du sien. Nous ne pouvons, à cet égard, ni préjuger des fruits ni du temps de maturation. Ce qui viendra ne sera peut-être pas la foi chrétienne. Pour les uns, le ferment de la tradition chrétienne – cette « part séminale de notre culture » selon les termes de Marcel Gauchet[5]– continuera à porter des fruits de culture, en les aidant à se situer dans une histoire, à la penser et à la vivre. D’autres en tireront une inspiration éthique ou une sagesse spirituelle. Et d’autres encore se frayeront un chemin de foi jusqu’à la proclamation du Credo au sein de la communauté chrétienne. Proposer ainsi la foi chrétienne dans l’espace public, ce n’est ni imposer d’autorité une vérité, ni normaliser les consciences, mais véritablement permettre à chacun et à chacune de mieux exercer sa liberté de citoyen ou de citoyenne face à ce qu’elle énonce pour se l’approprier ou non, s’en inspirer ou non pour son propre devenir comme pour son action dans la société. Il n’est pas sûr du tout que, dans le monde pluraliste et sécularisé qui est le nôtre, cette liberté d’appropriation ne confère pas toutes ses chances à l’Evangile.
Question. Dans cette perspective, quels sont les lieux, les moments ou les occasions où jeunes et adultes peuvent se rencontrer pour entretenir ensemble la mémoire chrétienne et la mettre en débat ? Voyons-nous des lieux, des moments, des circonstances où les uns et les autres peuvent s’aider à découvrir la foi et la rendre possible aujourd’hui ?
Autoriser, rendre auteur
3.8. Saisir les résistances comme des chances
Annoncer l’Evangile ne va jamais sans rencontrer des résistances. On peut s’en désoler, incriminer, vouloir forcer la porte. Mais on peut aussi saisir les résistances comme des chances pour une travail d’inculturation de la foi. L’histoire montre, en effet, que les inculturations réussies sont le fruit d’une résistance des populations locales aux formes de christianisme qui leur a été apporté, pour créer du neuf, pour ouvrir des expressions originales de la foi. Cette résistance ne signifie pas un rejet, mais bien plutôt un appel à créer du neuf, « à faire surgir des expressions originales de vie, de célébration et de pensée chrétiennes[6] ». De ce point de vue, l’inculturation de la foi est le processus « par lequel une population assimile l’Evangile, c’est-à-dire, lui résiste en se l’appropriant, en la recréant et l’exprimant à partir de ses racines historiques et culturelles, en donnant au christianisme un visage nouveau et une expression originale»[7]. Les inculturations de la foi réussies sont des expressions, des manières de penser, de célébrer et de vivre la foi qui ont été inventées ou renouvelées à cause des résistances rencontrées. Par exemple, la messe en rite dit zaïrois vient d’une résistance des populations locales aux formes héritées de la liturgie du monde occidental ; il fallait bien inventer, en effet, des formes nouvelles de liturgie adaptées à une culture de la palabre, du tam-tam et de la danse.
Aujourd’hui, dans nos pays, on connaît de multiples résistances aux formes héritées du christianisme : relativement, par exemple, à la pratique de la confession, aux vocations sacerdotales et aux étapes qui conduisent au mariage sacramentel, etc. N’y aurait-il pas là aussi une manière positive de saisir ces résistances comme un appel à inventer des formes originales de penser, de vivre et de célébrer qui rendent le christianisme à nouveau praticable et désirable ?
Question. Les jeunes manifestent sans doute des résistances par rapport au christianisme des adultes ou des institutions chrétiennes ? En quoi concrètement ces résistances ouvrent-elles un espace pour qu’émergent des formes originales de pensée, de vie et de célébration chrétiennes ?
3.9. Faire la différence entre « croire avec » et « croire comme».
Dans la perspective de laisser advenir des formes nouvelles de christianisme, il est bon de faire la différence entre « croire avec » et « croire comme ». Nous ne croyons pas aujourd’hui comme nos grands-parents et nos petits-enfants ne croiront pas comme nous. Et pourtant, malgré ces différences, peut se vivre une véritable communion dans la même foi. La question posée par la distinction « croire comme » et « croire avec » est celle du défi de l’unité et de la diversité.
Nous risquons toujours comme pasteurs de vouloir que l’autre croie « comme nous » ; la transmission de la foi se situe alors dans l’horizon d’une reproduction ou d’une imitation de ce que nous mêmes nous vivons. Mais, le risque, alors, c’est d’encombrer l’accès à la foi par nos propres étroitesses en imposant le chemin et nos manière d’habiter la foi. C’était déjà la tentation des juifs convertis au christianisme qui voulaient imposer aux païens devenus chrétiens leurs propres traditions et coutumes. « Je suis donc d’avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu » (Ac 15,19). Ces paroles de l’apôtre Jacques, à l’issue de l’Assemblée de Jérusalem, devraient nous inspirer sans cesse la nécessaire réserve devant l’autre pour qu’il puisse naître à sa propre manière de s’approprier le message chrétien et de devenir disciple du Christ. A cet égard, le défi des églises aujourd’hui, souvent encombrées par leurs traditions, est de laisser naître du différent. C’est d’ailleurs l’enjeu d’une pastorale d’engendrement. Car, en effet, dans un temps de mutation comme le nôtre, il faut laisser le champ à l’émergence d’une « bio-diversité ecclésiale » qui fait droit aux aspirations et à la singularité des personnes et faciliter ainsi la grâce de devenir chrétien. La transmission de la foi n’est jamais de l’ordre du clonage, elle implique toujours une appropriation inventive. D’où, la nécessité d’articuler la diversité à l’unité.
Pour comprendre le rapport entre l’unité et la diversité, on peut prendre la comparaison du visage humain. Celui-ci est repérable par une forme commune et pourtant, un visage humain peut-être extrêmement divers. De même pour le christianisme, il a quelques traits (le signe de la croix, le Credo, la lecture des Ecritures, le partage eucharistique, l’engagement pour plus d’humanité) qui permettent de le distinguer, mais les figures concrètes de son incarnation peuvent être diverses. D’où, l’ouverture nécessaire d’un espace de créativité et d’imagination dans l’invention du christianisme. La condition de la transmission de la foi va avec la capacité de se l’approprier de manière inventive. L’autorité, à cet égard, dans une pastorale d’engendrement, a pour finalité de favoriser la croissance ; elle consiste à veiller à la communion dans ce que la foi porte d’essentiel, mais aussi à « autoriser », c’est-à-dire, littéralement, à rendre l’autre « auteur » et « acteur » de sa propre existence dans la foi.
Question. Les jeunes ne croient sans doute pas « comme » les adultes et réciproquement. Quelles sont les différences qui se manifestent ? Comment pourtant peuvent-ils croire et célébrer ensemble bien que différemment? Que peuvent-ils s’apporter mutuellement ?
3.10. Demander et recevoir de l’aide. Compter sur des facteurs que l’on ne maîtrise pas.
Souvent, l’évangélisation est conçue à partir de nos propres forces et richesses. Mais pourquoi faudrait-il que l’évangélisation se produise quand on est fort et non lorsqu’on est faible. Que faire, dans un temps de mutation comme le nôtre, où l’on est pris dans un bouleversement qui nous échappe et que nous semblons manquer de force ? C’était déjà la question des disciples à Jésus lorsqu’ils faisaient l’inventaire du peu qu’ils possédaient pour faire face, en plein désert, au besoin des foules : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de gens ? ».
Dans de telles situations, comme aujourd’hui, l’essentiel est d’apporter le peu que l’on a, d’oser demander l’aide des autres et de compter sur des facteurs que l’on ne maîtrise pas. Apporter le peu que l’on a et oser demander de l’aide, c’est la seule solution disponible. Celui qui ne demande rien à personne est auto-suffisant ; il ne vit pas. Au contraire, dans la logique évangélique, la demande ouvre une histoire et donne de vivre. « Demandez et vous recevrez », « Frappez et l’on vous ouvrira ». Aussi bien, dans notre mission d’évangélisation, nous faut-il oser nous adresser à autrui pour demander de l’aide et des conseils, non seulement au sein de la communauté chrétienne mais aussi en dehors. Cette aide peut être matérielle, technique, culturelle, artistique. Aujourd’hui des personnes, des associations, des collectivités qui, tout en appartenant pas à la communauté chrétienne, se montrent disposées à favoriser la vitalité de la tradition chrétienne au sein de la société dans un esprit de bienveillance et de soutien de tout ce qui solidairement fait notre humanité.
Et même, sans avoir rien demandé, il nous faut aussi, dans notre tâche d’évangélisation, compter sur des facteurs que nous ne contrôlons pas, sur des alliés inattendus. Ces alliés inattendus peuvent être des personnes, des événements, des théories, des aspirations culturelles nouvelles : dans un contexte donné, sans qu’on ait pu les prévoir, ils viennent apporter leur concours et donner un poids supplémentaire au message évangélique. L’évangélisation, en ce sens, ne dépend pas de nos propres forces ; elle dépend aussi de facteurs imprévisibles à l’image de Cyrus, le roi des perses, image de l’étranger, que le Seigneur, contre toute attente, appela pour reconstruire Jérusalem et rétablir le peuple dans sa liberté. « C’est moi qui dit de Cyrus : Il est mon berger qui accomplira mes volontés, il reconstruira Jérusalem et rétablira le Temple. » (Is 44,28). L’Esprit, il est vrai, souffle où il veut. Lorsque le christianisme paraît sans force, le monde séculier lui-même peut venir à son secours et, de manière inattendue, redonner vie à l’Evangile.
Dans cet esprit de confiance et de démaîtrise, sans doute nous faut-il entendre les paroles que Gamaliel adressa au Sanhédrin à propos de la mission des disciples de Jésus : « Si leur entreprise ou leur œuvre vient des hommes, elle se détruira d’elle-même, mais si vraiment elle vient de Dieu, vous n’arriverez pas à les détruire » (Actes 5, 38-39).
Question. Quelle aide les adultes pourraient-ils demander aux jeunes dans l’œuvre d’évangélisation ? Et réciproquement quelle aide les jeunes pourraient-ils demander aux gadgés dans leur découverte de l’Evangile ? Comment favoriser l’audace de cette demande d’aide réciproque ?
J’ai énoncé ici une dizaine d’attitudes qui nous permettent de tenir dans la brèche, de nous y mouvoir pour favoriser, activement, lucidement et avec compétence, l’engendrement de la foi aujourd’hui. L’homme contemporain, comme par le passé, est capable de Dieu. Le christianisme qui vient ne sera pas uniquement le produit de nos efforts aussi nécessaires soient-ils. Il sera aussi le fruit nouveau, inattendu, surprenant de la liberté humaine et du travail de l’Esprit au cœur du monde.
[1] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972 – Edition de Poche, Folio Essais, 2006, p.25.
[2] Mgr Billé, Conférence d’ouverture dans Les temps nouveaux pour l’Evangile, Assemblée plénière, Lourdes, 2000 Paris, Bayard-Centurion, Cerf, Fleurus-Mame, 2001,p.21.
[3] Vatican II, Gaudium et spes §1.
[4] 1 Jn, 1,4.
[5] Marcel GAUCHET, « Service public, pluralisme et tradition chrétienne dans l’éducation », in Exposant neuf, hors série, juin 2002, n°1, p.9.
[6] Jean-Paul II, Exhortation apostolique Catechesi Tradendae, §53, 1979.
[7] Olivier Servais, « Inculturation et altermondialisation. Différences historiques et proximités logiques de deux concepts de résistance », in Lumen Vitae, mars 2005, p.
3.- CARITAS IN VERITATE
Le Pape Benoît XVI a publié le 29/06/2009 l’encyclique CARITAS IN VERITATE sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité.
Le Chapitre III de cette encyclique présente la relation entre le développement économique et la société civile en termes de fraternité. Ce point de vue touche de près un des aspects principaux de la spiritualité de la Famille SAFA : la fraternité. C’est pourquoi nous présentons le commencement de ce Chapitre 3, avec l’invitation à le lire complètement, et même toute l’encyclique. Ce sera un bon moyen pour nous orienter sur ces thèmes de l’éthique chrétienne qui se rapportent à l’économie et le développement humain dans le contexte de la mondialisation.
CHAPITRE III
FRATERNITÉ, DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE ET SOCIÉTÉ CIVILE
34. L’amour dans la vérité place l’homme devant l’étonnante expérience du don. La gratuité est présente dans sa vie sous de multiples formes qui souvent ne sont pas reconnues en raison d’une vision de l’existence purement productiviste et utilitariste. L’être humain est fait pour le don; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance. L’homme moderne est parfois convaincu, à tort, d’être le seul auteur de lui-même, de sa vie et de la société. C’est là une présomption, qui dérive de la fermeture égoïste sur lui-même, qui provient – pour parler en termes de foi – du péché des origines. La sagesse de l’Église a toujours proposé de tenir compte du péché originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la construction de la société: « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des mœurs » [85]. À la liste des domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie. Nous en avons une nouvelle preuve, évidente, en ces temps-ci. La conviction d’être autosuffisant et d’être capable d’éliminer le mal présent dans l’histoire uniquement par sa seule action a poussé l’homme à faire coïncider le bonheur et le salut avec des formes immanentes de bien-être matériel et d’action sociale. De plus, la conviction de l’exigence d’autonomie de l’économie, qui ne doit pas tolérer « d’influences » de caractère moral, a conduit l’homme à abuser de l’instrument économique y compris de façon destructrice. À la longue, ces convictions ont conduit à des systèmes économiques, sociaux et politiques qui ont foulé aux pieds la liberté de la personne et des corps sociaux et qui, précisément pour cette raison, n’ont pas été en mesure d’assurer la justice qu’ils promettaient. Comme je l’ai affirmé dans mon encyclique Spe salvi, de cette manière on retranche de l’histoire l’espérance chrétienne [86], qui est au contraire une puissante ressource sociale au service du développement humain intégral, recherché dans la liberté et dans la justice. L’espérance encourage la raison et lui donne la force d’orienter la volonté [87]. Elle est déjà présente dans la foi qui la suscite. La charité dans la vérité s’en nourrit et, en même temps, la manifeste. Étant un don de Dieu absolument gratuit, elle fait irruption dans notre vie comme quelque chose qui n’est pas dû, qui transcende toute loi de justice. Le don par sa nature surpasse le mérite, sa règle est la surabondance. Il nous précède dans notre âme elle-même comme le signe de la présence de Dieu en nous et de son attente à notre égard. La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous, comme l’enseigne saint Augustin[88]. De même, notre vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant tout « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux, reçue. Comme l’amour, elle « ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain » [89].
Parce qu’elle est un don que tous reçoivent, la charité dans la vérité est une force qui constitue la communauté, unifie les hommes de telle manière qu’il n’y ait plus de barrières ni de limites. Nous pouvons par nous-mêmes constituer la communauté des hommes, mais celle-ci ne pourra jamais être, par ses seules forces, une communauté pleinement fraternelle ni excéder ses propres limites, c’est-à-dire devenir une communauté vraiment universelle: l’unité du genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions, naît de l’appel formulé par la parole du Dieu-Amour. En affrontant cette question décisive, nous devons préciser, d’une part, que la logique du don n’exclue pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité.
4.- La spiritualité de Fr. Gabriel et son incidence dans nos familles et dans nos écoles
Congrès de l’AISF, Turin, mai 2010
Nous nous approcherons ce matin de la spiritualité qui a son origine dans le Fr. Gabriel Taborin et qui aujourd’hui est partagée par les Frères de la Sainte Famille avec toutes les personnes et les groupes qui intègrent la Famille Sa-Fa, ici représentée par l’AISF (Association Internationale Sainte Famille).
Nous présenterons les aspects essentiels de cette spiritualité, mais avant, nous nous arrêterons sur l’expérience de vie de famille de Fr. Gabriel Taborin, considérant que cette expérience est importante pour comprendre la spiritualité à laquelle il a donné naissance.
L’intention de cette réflexion est de suggérer quelques indications pour vivre cette spiritualité dans les milieux de la famille et de l’école. Nous ouvrirons ainsi le chemin au dialogue en groupes, qui suivra cette intervention, pendant lequel on pourra chercher et exprimer des propositions plus concrètes et conformes aux milieux culturels des participants.
1. L’expérience de vie familiale de Fr. Gabriel
1.1. Né dans le climat de la Révolution et grandi dans le climat de la Restauration
Gabriel Taborin est né le 1er novembre 1799. Quelques jours après sa naissance, Napoléon prend le pouvoir comme premier consul. Il considère que la Révolution est terminée et commence en France une période de plus grand calme. Mais dans les zones rurales la situation change plus lentement que dans les villes. Gabriel naît dans un climat encore marqué par la révolution. Cette situation de tension, de violence et de résistance a eu une influence profonde sur son enfance et sur toute sa vie. La forte adhésion de sa famille, des gens de son village à la religion chrétienne, à ses valeurs et ses traditions, ont motivé son dynamisme et sa ténacité pour, comme beaucoup d’autres personnes, essayer de lui donner une nouvelle impulsion dans la première moitié du XIX.ème siècle.
Belleydoux, lieu de naissance du Fondateur de l’Institut des Frères de la Sainte-Famille, se situe dans une contrée frontalière de l’est de la France qui délimite la Franche-Comté et les zones d’influence de Genève et de Lyon. Il faisait partie de la Terre de Nantua, et depuis le Moyen-Âge, il dépendait de la puissante abbaye bénédictine de cette ville. Jusqu’à la Révolution, du point de vue ecclésiastique, Belleydoux appartenait au diocèse de Genève. Dans le lointain 1605, il reçut la visite de Saint François de Sales. Aujourd’hui il fait partie de la contrée du Haut Bugey dont le centre principal est la ville d’Oyonnax.
À la fin du XVIIIème siècle, le village avait à peine 800 habitants. La population, en légère augmentation, vivait pauvrement. Traditionnellement la municipalité comptait sur le recours de la coupe d’arbres pour payer ses impôts et la population vivait des ressources de la montagne: l’élevage du bétail, une pauvre agriculture et l’artisanat. À ce panorama il faut ajouter la difficulté de communications, surtout en hiver.
Comme nous le savons, les événements de la Révolution ont eu des répercussions dans tout le territoire national et au dehors des frontières de la France. Ils sont arrivés jusqu’aux populations les plus reculées. A Belleydoux, le curé Benoît Cottavoz, qui avait béni le mariage de Claude-Joseph Taborin et de Marie Josephte Poncet-Montange, les parents de Gabriel Taborin, le 28 février 1786, fut un des premiers prêtres, dans le nouveau diocèse de l’Ain, à prêter le serment à la Constitution civile du clergé en 1790. Les prêtres qui ne firent pas le serment passèrent à la clandestinité et ils furent persécutés.
Le passage du commissaire Antoine Albitte dans le département de l’Ain, du 17 janvier au 2 mai 1794, fut certainement la page la plus sombre de l’histoire de la Révolution dans cette région. Il poursuivait deux objectifs: la destruction des clochers et l’humiliation des prêtres.
Devant de tels faits, la réaction des gens passe d’une certaine sympathie pour la Révolution à l’indifférence et à une prudente méfiance, jusqu’à arriver à une hostilité ouverte et à une résistance et pas seulement pour des motifs religieux. En fait, au terme de la période révolutionnaire, tous les villages de la contrée: Echallon, Belleydoux, Champfromier, Giron… sont plus pauvres que pendant l’Ancien Régime.
Pendant la Révolution l’action de l’Église, persécutée et divisée, commence à s’organiser progressivement dans la clandestinité guidée par les prêtres qui n’avaient pas prêté le serment révolutionnaire appelés aussi prêtres réfractaires. Aussi c’est à ce moment que commence à émerger l’action des laïcs: ils cachent et ils appuient l’action des prêtres, ils organisent les réunions et au sein des familles ils maintiennent la vie chrétienne. Parmi ces laïcs engagés on peut compter Gabriel Poncet, maire de Belleydoux qui fut parrain de baptême du dernier enfant de la famille Taborin, et auquel il donna son prénom. Belleydoux a pris part à ce phénomène «d’accès à la parole” de la part des laïcs dans la vie ecclésiale, qui caractérisa le style missionnaire de Gabriel Taborin. “Gabriel Taborin est un fils de la Révolution, fils de la résistance et de l’attachement d’un village de montagne à sa tradition et à sa foi, fils de la mobilisation inattendue du laïcat. Il ne faudra jamais l’oublier”. Fr. Enzo Biemmi: Le défi d’un religieux laïque: le Fr. Gabriel Taborin, chap. I.
1.2. Dans une famille chrétienne
La vie familiale à Belleydoux laissa dans l’esprit de Gabriel une marque profonde tout au long de sa vie. Nous avons comme preuve deux témoignages de ses écrits à la fin de ses jours. Les deux nous parlent clairement de cette trace durable. Dans son autobiographie il dit: “J’ai la consolation d’être né d’un père et d’une mère vertueux qui s’étaient unis et vivaient selon Dieu. Ils jouissaient paisiblement et chrétiennement d’une modeste aisance, fruit de leurs travaux. Ils passèrent leur vie de labeur à Belleydoux, lieu où je reçus le jour en 1799, le 1er novembre, et où j’eus le bonheur de recevoir le saint baptême. Par une grâce toute spéciale de la Bonté divine, les dignes auteurs de mes jours me donnèrent constamment le bon exemple et me firent élever chrétiennement dès mon plus bas âge.” Et dans son Testament spirituel il ajoute: “J’atteste, avec de grands sentiments de reconnaissance envers la bonté divine, que j’ai eu le bonheur d’appartenir à des parents chrétiens, qui m’ont élevé dans des principes religieux. Je les en remercie de tout mon coeur, et prie Dieu de les en récompenser dans le ciel”.
L’ensemble des données biographiques et des témoignages dont nous disposons pour reconstruire les années de l’enfance et de la jeunesse de Gabriel nous montrent que sa famille correspondait aux caractéristiques normales de celles de son milieu et de son époque: mariage de jeunes adultes, nombreuse progéniture, travail assidu, profonde foi et religiosité.
La famille Taborin était bien enracinée à Belleydoux depuis longtemps, elle comptait de nombreuses ramifications dans les villages voisins. Josephte Poncet la mère de Gabriel, “appartenait à une famille avec beaucoup de parents dans la paroisse” (Vie. p. 21) et quelques-uns de ses membres remplissaient des fonctions dans l’administration locale. D’un point de vue religieux, elle était l’une des familles qui vécut de près les conséquences de la Révolution et elle contribua à la reconstruction du village et la réaffirmation de la communauté chrétienne dans la période de la Restauration.
Le père de Gabriel, Claude Joseph Taborin, est né le 9 mars 1756 dans l’un des hameaux de la municipalité de Belleydoux. En 1786 il épousa Marie Josephte Poncet-Montange avec laquelle il eut six fils et une fille dont trois sont morts en bas âge.
“Le père de Gabriel, Claude-Joseph Taborin, exerçait la profession d’aubergiste et faisait le commerce de fromage” Avec ces mots, commence la biographie du Fr. Gabriel écrite par le Fr. Frédéric Bouvet. L’hôtel ou auberge était dans la même maison où résidait la famille. Et le biographe note peu après que les hôtes étaient invités à participer à quelques-uns des actes de la famille. “Lorsque le soir, l’heure du coucher était arrivée, il ne se contentait pas de réunir sa famille pour faire la prière en commun, il allait auprès de ceux qu’il hébergeait dans sa maison, et leur disait d’un air honnête et engageant: le moment est venu où nous allons faire la prière, et ensuite prendre notre repos; si vous voulez vous unir à ma famille pour ce pieux exercice, vous pouvez venir.” En général on se rendait à cette invitation” Son rôle dans le village acquiert une certaine importance: il est le premier conseiller du maire Claude Mermet, le grand propulseur de la reconstruction du village après la Révolution. Dans la paroisse il est membre de la fabrique (commission économique) et son président de 1812 à 1822. Claude Joseph Taborin collabora aux principales initiatives de son village. Il est mort le 6 mars 1826 à l’âge de 68 ans.
La mère de Gabriel, Marie Josephte Poncet-Montange, naquit en 1755, et elle se maria en premières noces à 28 ans avec François Roybier, qui mourut cinq mois et demi plus tard, sans laisser de descendance. Deux ans et demi après, elle se maria avec Claude Joseph Taborin. Des sept enfants qu’elle eut, l’accouchement le plus difficile fut le dernier, celui de Gabriel. C’est peut-être la raison par laquelle sa maman avait une prédilection spéciale pour lui.
Une annotation de l’un des camarades de Gabriel révèle un trait très délicat de la relation de madame Taborin avec son fils Gabriel: “Allons, mon Gabriel, ne fais pas cela: c’est-à-dire, ne dis pas la messe, ne fais pas de sermons; tu vois bien qu’on se moque de toi. Allons, mon ami, pour l’honneur de la famille, ne fais pas cela”. Le petit Gabriel ne faisait pas grand compte de tout cela. Il n’avait en vue que le bien et il pensait que tout lui était permis en vue du bien. Les bonnes gens, les personnes portées à la piété le louaient, le respectaient et le regardaient comme un ange chargé de les instruire” (Témoigne de Joseph Poncet).
La mère de Gabriel mourut en 1837, à 82 ans. Sur son lit de mort, elle dit au curé de Belleydoux, le P. Jean Pierre Mermillod, à l’intention de Gabriel: “Ce pauvre enfant a été ma consolation et presque mon unique recours”.
Si la relation de Gabriel avec ses parents fut toujours affectueuse et sereine, avec ses trois frères elle a été plus complexe et quelquefois difficile. Rappelons que François Marie, l’aîné, avait 11 ans de plus que Gabriel. Comme le rappellent ses camarades d’enfance: “Ses frères et les domestiques de la maison Taborin critiquaient fortement Gabriel et le traitaient de paresseux; mais lui ne faisait aucun cas de tout cela. Les rudes travaux de la campagne ne lui allaient pas. La prière, l’étude, les sermons, la fabrication des chapelets prenaient la plus grande partie de son temps”.
1.3. Une riche expérience de vie en famille
Pour compléter le tableau de la famille Taborin nous pouvons ajouter quelques autres détails qui semblent significatifs.
On a déjà parlé plus haut de la modeste activité d’hôtellerie et de vente de fromages de la famille. Les textes parlent aussi « d’une poterie ». On peut supposer naturellement que les “ouvriers” de cette industrie familiale étaient les mêmes qui travaillaient dans l’auberge comme “serveurs”. Les membres de la famille, aidés par un domestique et une domestique, s’occupaient en outre à des activités forestières et agricoles et, surtout, à l’élevage du bétail. Ce monde du travail domestique, auquel Gabriel s’incorpora très jeune, lui ouvrit aussi un nouveau type de relation avec ses camarades.
Les biographies soulignent avec insistance la profonde religiosité et la cohérence de vie de la famille Taborin. Gabriel obtint l’autorisation de ses parents pour dédier une pièce de la maison en oratoire. “Gabriel, au comble de la joie, orna cette chambre du mieux qu’il put et en fit une espèce de chapelle, où il éleva une sorte d’autel” (Vie. p. 32). En plus des célébrations et processions champêtres, organisées par Gabriel avec ses camarades, on peut supposer qu’il les tenait aussi dans cet oratoire domestique.
Après la première communion, Gabriel fut envoyé étudier d’abord à Plagne et ensuite à Châtillon-de-Michaille, puisqu’à Belleydoux il n’y avait pas d’école. Ses parents, d’accord avec le curé, désiraient qu’il se formât pour être prêtre. Mais “La Providence avait d’autres vues sur moi. (dit-il dans son autobiographie). La lecture de la vie des Saints que je faisais avec une pieuse assiduité m’avait donné un penchant tout particulier pour la vie religieuse, surtout pour celle où l’on se consacre plus spécialement à l’instruction de la jeunesse et à la décoration des saints autels.”
A la surprise de tous, Gabriel revient à Belleydoux et on lui confie la collaboration avec le curé dans toutes les activités d’animation de la paroisse: chant, liturgie, sacristie, catéchèse. Presque simultanément, le maire, d’accord avec le curé, lui propose de s’occuper de l’éducation des enfants du village, puisque le maître désigné ne se présenta pas. Gabriel accepte cette responsabilité à 17 ans, et comme la municipalité ne disposait pas d’un édifice pour l’école, il demande à sa famille la possibilité de réserver une salle de la maison familiale en classe. C’est ainsi que la maison qui avait déjà un oratoire, devient aussi école. Jusqu’à 25 ans, Gabriel exerce toutes ces activités avec l’enthousiasme missionnaire qui le caractérisait. Les gens l’appelaient déjà “Frère”, avant d’être religieux.
La richesse et la complexité du monde familial du jeune Gabriel peut se deviner facilement en considérant la liste des personnes qui, pour une raison ou une autre vivaient dans la maison Taborin. En plus de ses parents et de ses frères, l’aîné avec son épouse et ses filles après son mariage, il y avait les domestiques, les personnes de passage dans l’auberge, les élèves et les pensionnaires, etc. Donc, déjà depuis les premières années, Gabriel fut en contact avec des personnes étrangères à sa famille. Malgré son caractère réservé, cette expérience va au-delà du foyer pour l’ouvrir vers des horizons plus larges.
2. La spiritualité nazaréenne de Fr. Gabriel
Gabriel sort de Belleydoux en 1824 à la recherche d’une communauté que la divine Providence l’amènerait à créer lui-même, après une période de sept ans de vie itinérante, pendant laquelle il fit différentes tentatives de fondations. En différentes occasions, il essaya de réaliser le projet auquel il se sentait appelé jusqu’à ce que finalement il réussisse à le mettre en oeuvre dans le village de Belmont à partir de 1829.
2.1 Le noyau de la spiritualité du Fr. Gabriel
Un des premiers pas de Fr. Gabriel dans la fondation de son Institut fut le changement du nom. Dans les premières tentatives il l’avait appelé “Frères de Saint-Joseph.” Quand il arrive à Belmont, sans qu’on connaisse avec exactitude les motifs ni la date, il lui donne le nom de “Frères de la Sainte-Famille.”
Il ne s’agissait pas d’un détail insignifiant, puisque pour le Fr. Gabriel dans le nom était le centre essentiel de sa spiritualité. Dans la règle de vie qu’il écrivit pour la Congrégation il dit: “La Société des Frères dits de la Sainte-Famille, est établie pour honorer la Sainte Trinité ; les associés en feront leur fête secondaire, et diront bien respectueusement tous les jours trois fois, le matin, à midi et le soir le Gloria Patri… La Société de la Sainte-Famille est encore établie pour honorer les saintes vertus de Jésus, de Marie et de Joseph, pour s’attirer leur protection pendant la vie et à l’heure de la mort. La dite Société ne sera connue que sous le titre de Congrégation ou Ordre des Frères de la Sainte-Famille, et ne pourra dans aucun cas s’associer ni être associée à d’autres congrégations ou ordres que ce soit. Les associés feront la fête de la Sainte-Famille toutes les années, le jeudi dans l’octave de la Nativité de la Sainte Vierge; ils la regarderont comme leur première et principale fête dans la Maison principale de la Société et dans toutes les autres maisons de la Société que seront autorisées à avoir une chapelle” (Constitutions de 1836 art. 1 et 2).
Si on lit ce texte du Fr. Gabriel, on peut noter qu’il y a une première référence à la Sainte Trinité et ensuite à la Sainte-Famille, qui est la patronne principale de l’Institut. Cette intuition qui place la Sainte-Famille comme modèle immédiat avec une référence première à la Sainte Trinité pour la fondation de l’Institut et ensuite pour la construction de la communauté a constitué l’expérience et l’orientation principale de la spiritualité de l’Institut des Frères de la Sainte Famille d’abord et actuellement de la Famille Sa-Fa.
Le Fr. Gabriel se rapportera constamment à la Sainte-Famille tout au long de sa vie. Quand il raconte le déplacement de la communauté de Belmont vers Belley en 1840 et qu’il ne put pas rentrer dans le couvent qu’il pensait avoir acquis, restant pratiquement dans la rue, il écrit: “Ici nous eûmes quelque ressemblance avec nos saints Patrons Marie et Joseph, lorsqu’ils allèrent à Bethléem. Tout semblait aussi nous rebuter et on ne trouvait aucune maison à acheter ou à louer. Le saint Evêque était le seul attendri sur notre affligeante position.” (Historique)
Dans la Circulaire qu’il écrivait chaque année pour convoquer les Frères à la Maison-Mère en vue de la réunion annuelle, qui comprenait comme acte central la célébration de la fête de la Sainte-Famille, il faisait usage fréquemment de l’expression de renforcer ou resserrer “les liens qui nous unissent en Jésus, Marie et Joseph.” Cette réunion devait amener à un renouvellement spirituel, mais aussi à resserrer ces liens. Il disait:“ Nous le voyons arriver, comme vous, nos très chers Frères, avec plaisir, ce temps précieux où nous nous édifierons mutuellement, et où nous réglerons ensemble tout ce qui peut contribuer à votre plus grand bien spirituel et au bien spirituel et temporel de notre Institut; enfin, ce temps nous servira à resserrer de plus en plus les noeuds qui nous unissent pour toujours en Jésus, Marie et Joseph” (Circulaire N° (1) 28-8-1843).
2.2 “L’esprit de famille”
Les Constitutions actuelles des Frères de la Sainte-Famille présentent “l’esprit de famille” comme “le noyau vital de sa spiritualité.” Quand, après le Concile Vatican II, on élabora le premier projet de ces Constitutions on essaya d’insérer “l’esprit de famille” comme “fil conducteur” de tous les aspects de la vie des Frères, puisque les représentants des communautés avaient constaté que c’était l’expérience fondamentale et l’élément central de son unité dans l’histoire et à l’heure actuelle de l’Institut.
Mais qu’est-ce que “l’esprit de famille?” Le Fr. Gabriel dans le texte classique d’une de ses dernières circulaires que nous connaissons tous, expliquait quelle est son origine et quelles sont ses manifestations dans une communauté religieuse: “Il tire sa source de la charité, et par conséquent de Dieu, qui est la charité même. Dans une Congrégation où il y a réellement cet esprit, tous les membres qui la composent n’ont qu’un coeur et qu’une âme; ils s’aiment, s’entr’aident, prennent part aux joies et aux douleurs, aux succès et aux revers les uns des autres; une prévenance réciproque, une aimable fraternité confond parmi eux les esprits et les caractères les plus divers dans une même égalité; ce qui est à l’un est à tous, et les mots mien et tien n’y sont point en usage; chacun se croit inférieur à ses confrères et c’est Dieu qui règne sur eux…” (Circulaire n. 21, 1864).
Dans la tradition de l’Institut, continuant la pensée du Fondateur, on a dit qu’il était “l’esprit qui régnait à Nazareth” et il a été explicité dans la devise: “À Nazareth on priait, on travaillai et l’on s’aimait.”
Dans la formulation la plus récente on a tenté une explication plus complète de l’esprit de famille:
“Cet esprit se rattache aux liens vitaux
qui unissaient les membres de la Sainte-Famille de Nazareth,
et dont la source est la Trinité divine.
Le même esprit élève et transforme les liens
que Dieu a établis au sein de la famille naturelle
pour la réalisation de sa vie en commun et de son rôle d’éducation.
(Constitutions 11)
On aura remarqué que pour démontrer de façon concrète en quoi consiste l’“esprit de famille” les Constitutions parlent de la “famille naturelle.” Et elles le font du point de vue des relations personnelles existantes parmi ses membres. Dans la famille, les liens vitaux (paternité, maternité, fraternité, etc.) de fait purement biologique, deviennent des relations entre les personnes et éléments éducatifs de première importance. La famille comme milieu fondamental de communication humaine se configure comme le lieu où on transmet et où on reçoit la vie, et dont l’essence dernière est l’amour. Apparaît ainsi toute l’ampleur de cette “expérience de vie” qui a sa réalisation la plus pleine dans la Sainte Famille, image vivante de la Trinité, et que Dieu a déjà placé dès le début dans la famille naturelle. La communauté des Frères est appelée à former cette “nouvelle famille” (Luc 8) 21, unie par les liens de l’amour et ouverte à tous ceux que Jésus est venu réunir par sa parole et régénérer grâce à sa mort et à sa résurrection.”(Cf. Commentaire des Constitutions)
2.3 L’interaction école-famille-paroisse.
L’expression la plus caractéristique de la spiritualité du Fr. Gabriel, par rapport aux activités, se trouve dans l’interaction entre école, famille et église locale. C’est ce qu’il avait vécu à Belleydoux dans un milieu de “chrétienté”, où communauté humaine et communauté chrétienne se superposaient et presque s’identifiaient. Le rapport que le curé de Belleydoux, Joseph Rey, présenta en 1804 commençait avec ces mots: “Catholiques existants dans ma paroisse: neuf cents environ. Tous les habitants sont catholiques. Tous fréquentent les sacrements et sont assidus aux offices de l’église” (En Fr. Enzo Biemmi: Le défi d’un religieux laïque: le Fr. Gabriel Taborin, cap II). Placer les activités de la mission éducative et évangélisatrice dans la communauté humaine et chrétienne n’est pas seulement un trait exemplaire, mais il constitue un aspect essentiel et original du charisme du Fr. Gabriel dans son aspect actif.
Quand il essaya de fonder une congrégation religieuse de Frères il lui assigne cette mission: “La Société de la Sainte-Famille aura pour fin toute sorte de bonnes œuvres, le but principal sera de seconder MM. les curés de la campagne et de la ville en qualité de maîtres des écoles paroissiales, de clercs, de catéchistes, de chantres et de sacristains. Ils devront aussi au besoin, et à la demande des autorités, se répandre dans les hôpitaux pour y donner leurs soins aux malades et aux détenus dans les prisons,” (Constitutions de 1836 art. IV).
Au fur et à mesure qu’avançait le XIXème siècle, il devenait de plus en plus difficile de maintenir l’unité initiale: une école dans une paroisse. Le développement du système éducatif et l’évolution de la société exigeaient une organisation différente. L’enseignement absorbait la totalité de l’activité de quelques Frères, surtout, les directeurs des écoles dans les bourgs les plus grands et aussi les sacristies des grandes villes demandaient de nouvelles compétences et du personnel spécialisé. Malgré cela, existe toujours chez Fr. Gabriel cette proximité et cette relation intense, bien que quelquefois difficile, entre l’activité de l’enseignement dans l’école et l’aide aux paroisses (chant, liturgie, catéchèse).
Parmi les innombrables témoignages de ce projet d’interaction, nous prenons celui qu’il offre dans son livre Chemin de la Sanctification, que le Fr. Gabriel publia en 1843. Il dit dans l’introduction:“par ma position et mes rapports quotidiens avec les écoles, les églises et les familles, j’ai été à portée de voir l’utilité qu’il y aurait de mettre entre les maisons de la jeunesse chrétienne, surtout celle de la campagne, un livre peu coûteux, qui pût tout à la fois servir dans les écoles, dans les églises et dans les familles, et former toute la bibliothèque religieuse de celles qui sont pauvres… Je connais un grand nombre de paroisses, où MM. les Curés ont introduit la louable habitude de faire chanter tous les fidèles à l’église; rien n’est plus édifiant. Ce livre pourra donc servir à cette fin; les enfants qui en seront pourvus, apprendront à lire le latin à l’école et pourront ensuite chanter plus facilement à l’église, d’après les principes que leurs maîtres auront soin de leur donner… Plaise au Ciel que cet ouvrage produise des fruits de salut, qu’il se répande dans les familles, qu’il attire au service de Dieu un grand nombre d’âmes et lui en gagne autant que les mauvais discours, les mauvais exemples et les mauvais livres en perdent chaque jour. Daigne donc le Seigneur le bénir et faire connaître lui-même aux hommes le Chemin de la Sanctification, combler de grâces ceux qui liront ce livre et qui le posséderont dans leurs maisons.” (Fr. Gabriel Taborin Chemin de la Sanctification, Introduction). On peut voir que Fr. Gabriel essaie d’établir avec son livre une relation entre l’école, où l’enfant apprend, la famille, où l’enfant vit et l’église, où l’enfant célèbre sa foi.
En dernière instance on perçoit le projet de réaliser en milieux de plus en plus étendus ce réseau de relations qui se trouve dans le noyau familial et qui permet la croissance des personnes dans toutes leurs dimensions. Lorsque Fr. Gabriel parle des activités des Frères il les présente comme des “fonctions publiques”, sociales.
3. L’incidence de la spiritualité de Fr. Gabriel dans nos familles et dans nos écoles aujourd’hui
Nous sommes conscients de la distance, et non seulement chronologique, mais surtout celle produite par l’évolution de la société et de l’Église pendant les deux cents ans qui nous séparent de Fr. Gabriel. Son expérience de vie et ses enseignements peuvent, néanmoins, être aujourd’hui une stimulation pour nous. L’Institut qu’il fonda et les personnes et les groupes qui l’ont comme référence et qui ont vécu et transmis ses convictions tout au long de l’histoire nous aident à établir un lien avec sa personne.
3.1 Familles et écoles ouvertes qui accueillent la diversité.
Tant la famille comme milieu où la vie humaine est accueillie et transmise, comme l’école en tant que lieu d’éducation et d’humanisation, se voient confrontées toujours à la tension existante entre l’effort pour maintenir leur propre identité, et son intimité dans le cas de la famille, et celui de s’ouvrir vers d’autres réalités.
L’expérience de Fr. Gabriel nous a présenté une famille qui accueille dans sa maison un oratoire et une école, une maison où tout au long des années, à côté de sa famille, passent beaucoup de personnes.
Dans ce commencement du XXIème siècle les défis qui se présentent à nos familles et à nos écoles sont nombreux, mais un des principaux est certainement leur capacité d’adaptation à une société et à une culture en rapide évolution. Beaucoup de personnes désireraient que la famille reste reléguée uniquement dans le domaine du privé et qui accentuent le qualificatif de “privée”, quand elles essaient de définir l’école non publique comme si elle n’accomplissait pas aussi un service public.
Nos familles et nos écoles doivent être aujourd’hui “ouvertes”, “dialoguantes”, “situées” dans leur territoire et dans le monde des relations humaines, sociales et culturelles. Chacune à son niveau, la famille et l’école sont des “sujets sociaux” et par conséquent porteurs de valeurs et responsables en droits et en devoirs.
La famille essaie d’apporter à la société, parmi beaucoup de valeurs, une réponse à ce besoin que toute personne a d’une affection stable et d’une relation intime et profonde qui lui permet de se reconnaître soi-même comme un être unique et aimé par ce qu’il est. Dans la famille chaque personne, avant d’avoir un rôle, a un visage. (Entre parenthèse nous dirons que si nous nous sommes réunis à Turin cette fois c’est aussi pour voir le visage de Quelqu’un qui, bien qu’ensuite défiguré par la souffrance, avait été formé au sein d’une Famille).
L’école, en plus de lui transmettre les connaissances, aide la personne depuis les premiers pas à s’ouvrir à un milieu de relations de plus en plus étendu, se présentant comme médiatrice entre la famille et la société.
Une des exigences, tant pour les familles que pour les écoles, des sociétés actuelles, caractérisées par les flux migratoires et par l’interculturel, c’est l’accueil et l’intégration de la diversité. Familles et écoles ont par elles-mêmes une bonne expérience d’accueil de la diversité, puisque chez elles arrivent périodiquement de nouvelles personnes, chaque nouvelle naissance dans la famille, chaque nouveau cours dans l’école. Aujourd’hui il leur est demandé de faire de nouveaux pas dans cette même expérience.
Mais pour savoir vivre l’accueil et l’intégration de la diversité (aujourd’hui aussi la diversité ethnique, culturelle, religieuse) il faut se situer dans la “logique du don”: être disposé à donner et être disposé à recevoir, de façon que l’enrichissement soit mutuel.
Sur la “logique du don” il y a une réflexion importante de Benoît XVI dans son encyclique Caritas in veritate. “Nous devons préciser, d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et, d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité” (CIV 34)
Cet espace de gratuité est indispensable pour maintenir la fraîcheur et l’originalité du don, pour qu’il déploie tout son dynamisme et qu’il soit authentiquement humain.
3.2 Familles et écoles cultivent la dimension spirituelle.
La spiritualité n’est pas un ajout à la vie humaine, mais la perspective qu’elle aide à la comprendre dans ses dimensions et elle offre les moyens pour la réaliser en plénitude.
Le Fr. Gabriel propose de s’approcher de la famille constituée par Jésus, Marie et Joseph à Nazareth et “entrer sous son humble toit” pour s’inspirer d’elle en vue de la construction d’une communauté qui soit communion de personnes, comme groupe humain, familial, scolaire, social, ayant comme référence dernière la Trinité divine.
Cette spiritualité aide en premier lieu à prendre conscience de la réalité pour ne pas rester sur de vagues affirmations de principes.
La famille et l’école chrétiennes doivent prendre conscience d’elles-mêmes et de leur fonction dans la société et dans l’Église. L’estime de soi et le fait de se donner à tout moment des raisons pour être et pour exister sont le fondement pour assumer les propres responsabilités et pour exiger et défendre ses propres droits.
En tant que réalité humaine: “La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’Etat”. “Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants” (Déclaration universelle des droits de l’homme) art. 16.3 et 26.3.
En tant que réalité ecclésiale: Le Concile Vatican II (Lumen Gentium 11) a repris l’ancienne expression d’“église domestique” pour exprimer l’identité et la mission de la famille. Cette expression nous renvoie à une autre, employée par le même Concile quant il désigne l’Église comme “la maison de Dieu, (1Tim. 3,15) dans laquelle habite sa “famille” (Lumen Gentium 6). Ces expressions aident à passer d’une conception “institutionnelle” à une autre dans laquelle les deux, la famille et l’Église, apparaissent comme convocation et communion de personnes.
La même expression peut se dire de l’école chrétienne. “Sous un certain aspect, l’école Catholique est une structure civile avec des buts, des méthodes, des caractéristiques semblables à n’importe quelle institution scolaire. Sous un autre aspect, elle se présente aussi comme une communauté chrétienne ayant pour base un projet éducatif enraciné dans le Christ et son évangile” (Dimension religieuse de l’éducation dans l’école catholique 67).
Mais la spiritualité ne se contente pas de cette prise de conscience de la propre réalité et identité, elle propose aussi un chemin avec différentes étapes de maturation pour arriver à la propre plénitude. Ce chemin, comme nous le savons tous par expérience, n’est pas rectiligne pour les personnes ni pour les groupes: il connaît des moments de tension et de crise, d’avancements et de reculs, de nouveaux recommencements et des possibilités insoupçonnées.
Dans la famille comme dans l’école, on vit fréquemment ce que quelqu’un appelle des “passages initiatiques”: la naissance et la mort mais aussi les anniversaires familiaux et sociaux, les passages d’un cours à l’autre ou d’un cycle d’enseignement à un autre. Ce sont des moments importants pour la vie humaine qu’il faut savoir accompagner pour qu’ils deviennent des éléments de vraie croissance pour les protagonistes comme pour ceux qui sont à côté d’eux.
Du point de vue chrétien, l’Église voit dans les sacrements, (dont quelques-uns s’appellent sacrements “d’initiation”) un accompagnement disposé pour que l’action divine se fasse présente dans l’existence humaine constamment, mais de manière spéciale dans les moments clef. “Les sept sacrements communiquent avec toutes les étapes et tous les moments importants de la vie du chrétien: ils donnent naissance et croissance, guérison et mission à la vie de foi des chrétiens. Il y a ici une certaine ressemblance entre les étapes de la vie naturelle et les étapes de la vie spirituelle” (Catéchisme de l’Église Catholique 1210).
La spiritualité SA-FA porte à vivre avec une grande intensité la relation des Sacrements avec le mystère de l’Incarnation, à la valeur de son insertion dans la vie quotidienne du chrétien et à vivre « la sacramentalité » des petits gestes de la vie. (Manuel de spiritualité)
Savoir vivre et accompagner la progression des étapes de notre vie est un élément éducatif fondamental. C’est aussi le meilleur moyen de prévenir les crises et les ruptures.
3.3 Familles et écoles agissent en réseau.
La culture appelée postmoderne dans laquelle nous vivons, place en premier plan le relationnel alors que la culture moderne insistait sur la raison ou le rationnel.
L’intuition charismatique du Fr. Gabriel d’harmoniser et d’unir les activités à caractère éducatif et social, comme l’éducation dans l’école, et celles à caractère religieux, comme la catéchèse et l’animation liturgique, lui donnèrent le moyen de situer son action personnelle d’abord, et ensuite celle des Frères dans un réseau de relations, avec le double versant ecclésial et social, qui mettaient en jeu les principales institutions locales: école, famille et paroisse.
La dynamique interne de la famille et de l’école porte déjà à l’interaction. Dans ces micro espaces sociaux chaque membre et chaque groupe a un rôle qui concerne les autres. Et nous savons tous que beaucoup de fois, de la bonne santé de ces connexions, dépendent la transmission des contenus éducatifs qu’on prétend transmettre. Il est, donc, important de vivre en harmonie cette dynamique interne à la famille et à l’école pour essayer d’établir ensuite des contacts avec d’autres réalités sociales ou ecclésiales du même ou de différents niveaux.
L’Église a toujours encouragé les associations familiales. Dans sa “Charte des droits de la Famille” art. 8, on reconnaît explicitement que “Les familles ont le droit de créer des associations avec d’autres familles et institutions, afin de remplir le rôle propre de la famille de façon appropriée et efficiente, et pour protéger les droits, promouvoir le bien et représenter les intérêts de la famille”. Naturellement elle demande que ce droit d’association soit reconnu aussi par l’État.
Un espace important de socialisation pour les familles est l’école. Et non seulement pour accomplir sa mission éducative, mais encore, et de plus en plus, pour entrer en relation avec d’autres réalités sociales et ecclésiales et pour canaliser les activités de solidarité et d’aide en faveur d’autres familles ou personnes, proches ou lointaines.
Mais la situation de précarité et de destructuration de beaucoup de familles et l’individualisme qui est une des marques de la société actuelle, porte aujourd’hui à attirer l’attention sur un aspect très important de la communication et de relation qui est la médiation.
Évidemment nous ne parlons pas ici de “médiation” dans le sens professionnel du terme (bien qu’il n’est pas exclu), mais de savoir se placer “entre” l’un et l’autre pour qu’une personne ou un groupe s’expriment, et non seulement dans les moments de conflits mais en toute circonstance.
Savoir vivre la médiation c’est créer des lieux et des temps de rencontre pour les autres; savoir rester à la fois indépendants et impliqués dans les procès de rapprochement et de dialogue; c’est, surtout, savoir écouter. Et l’écoute nous demande en premier lieu silence et sérénité intérieure, nous dépouiller de nous mêmes pour nous faire présents à l’autre et lui prêter une vraie attention. Il s’agit, en effet, de créer une “réceptivité active” (Paul Ricoeur), jusqu’à arriver à s’éclipser et à créer un vide où puisse naître un nouveau lien entre les parties. Dans la tradition juive on dit que Dieu créa le monde se retirant pour qu’il puisse exister. C’est le sens qu’exprime le poète Hölderlin disant: “Dieu créa le monde comme les océans ont créé les continents: en se retirant”.
Mais la médiation a aussi un aspect constructif. C’est le sens de toute l’activité déployée pour établir, quelquefois rétablir, et renforcer les liens entre personnes et groupes, pour maintenir vivants les associations, pour établir des connexions là où elles n’existent pas encore.
Pour le chrétien, savoir vivre la médiation est faire une vraie oeuvre de communion, c’est se placer là où le Saint-Esprit agit pour créer “l’esprit de famille”.
Conclusion
Pour terminer nous désirons faire une invitation à l’espérance. Parfois nous avons dit ou nous avons entendu dire: “Cette maison, cette famille est un enfer”. La même expression pourrait s’appliquer à une communauté, à une école ou à n’importe quel autre groupe quand les liens entre les personnes se détériorent ou se cassent, quand on sent le froid de la distance ou de l’absence et on arrive à des situations qui peuvent être qualifiées d’“infernales”.
Mais le chrétien ne peut pas se résigner à de telles situations. Sans arriver à ces extrêmes, l’espérance chrétienne porte toujours à donner de nouvelles opportunités aux personnes et aux institutions (c’est la forme la plus sympathique de vivre le pardon) et à se confier à la grâce de Dieu. Garder l’espérance est un grand acte de foi et d’amour.
Un bon exemple de cette espérance active et engagée qui commence à construire déjà le Royaume de Dieu en cette terre nous l’avons dans la ville de Turin, où nous nous trouvons avec Saint Joseph Benoît Cottolengo (1786-1842, fête le 30 avril). Il créa ici un hôpital destiné à accueillir toutes sortes de malades, en se confiant uniquement à la divine Providence. La “Piccola Casa”, comme il l’appela s’étendit jusqu’à occuper un quartier. Elle accueille actuellement plus de 500 malades. Mais le plus important c’est qu’en cette “cité de la souffrance”, le Cottolengo a voulu introduire un esprit tel que par le traitement donné aux malades, la maison fût déjà une anticipation du ciel, “una brutta copia del Paradiso” (un brouillon du Paradis), disait-il.
Quelque chose de semblable est ce que disait le Fr. Gabriel Taborin quand il présentait le résultat de ce qu’il appelait “l’esprit de corps et de famille” dans une communauté, naturellement applicable aussi à un centre scolaire ou à une famille. “Ce qui est à l’un est à tous, et les mots mien et tien n’y sont point en usage; chacun se croit inférieur à ses confrères et c’est Dieu qui règne sur eux; ils se dévouent pour les plus bas et les plus pénibles offices, et c’est à qui se montrera le plus humble, le plus charitable et qui fera plus pour Dieu et pour la Communauté; ils craignent moins de se voir attaqués personnellement que leur Congrégation, qu’ils aiment, après Dieu, par-dessus tout, et dont ils prennent toujours les intérêts, enfin la Règle et les Supérieurs sont en honneur parmi eux, et ils obéissent, gardent la pauvreté et contribuent autant qu’ils le peuvent au bonheur de leurs Supérieurs et de leurs confrères: aussi trouve-t-on dans une telle corporation la paix, le contentement et toutes les vertus” (Circuler 21) 1864.
Celle-ci est aussi une autre anticipation du Paradis.
Fr. Teodoro Berzal
5.- LA PRESENCE DE LA SAINTE FAMILLE DANS NOS CONSTITUTIONS
C/5. La Sainte Famille donne son nom à l’Institut et inspire la spiritualité des Frères.
Il y a plusieurs manières de s’approcher à une lecture de comment nos Constitutions nous presentent la Sainte Famille et orientent nos relations envers elle.
Le chemin « ascendant » serait : l’amour de base commence par le culte à la Sainte Famille (= confiance, prière, louange …). Un vrai culte ne s’arrete pas aux mots et aux prières, il cherche de vivre comme la Sainte Famille. L’imitation se concentre sur « les vertus familiales » cars elles sont caractéristiques d’un groupe de personnes en relations entre elles et avec …. L’imitation quand elle devient la dimansion constante de la vie par la force de l’Esprit, elle devient spiritualité. Celui-ci est le chemin indiqué aux Frères par les Constitutions et dans tous les domaines de leur vie (prière, vœux, relations fraternelles, formation etc.).
Mais on pourrait reprendre cette réalité par un relecture « théologique » selon le caractéristique des trois dimansions de la traditio fidei (le contenu fondamental de notre foi): la verité, la morale, le culte. Nous aurions allors :
Le contenut
de notre
spiritualitéLes sources
bibliques
(les principales)Mt ch. 1 et 2 : au bout d’une généalogie qui remonte à David et à Abraham, le FILS de Marie épouse de Joseph est nommé par celui-ci JESUS (le Seigneur sauve).
Lc ch. 1 et 2 et 4 : JESUS, conçu à Nazaret par Marie épouse de Joseph, reçoit à Nazareth l’investiture prophétique. Son identité et importance sont mise en évidence par deux annonciations, une visitation, deux naissances, une présentation au TEMPLE …Les articles 5.6.7.8.9 de nos Constitutions nous donnent la base biblique et
théologique.Les autre articles (en tout il y a 31 citations explicites de la Sainte Famille) tirent les conséquances « morale » (imitations, vertus, ..) ou orientent ves un culte qui est expressione de notre vie spirituelle. A tout moment important de notre vie de FSF
il y a une indication de reférance à la Sainte Famille. La SF devient comme « une regle vivante » pour notre vie de FSF.Lesupport
théologiqueA Nazareth se manifeste un plan de salut : pour sauver l’homme Dieu se fait homme en Jésus ; mais aussi, Dieu veut sauver l’homme en communion avec ses frères (= peuple de Dieu, Eglise, famille ..). Le mystère (= la réalité révélée qui nous sauve) : le VERBE qui est dépuis toujours (s. Fean) est le FILS de Dieu qui a pris chair en Marie, épouse de Joseph. Le Fils de Dieu, Jésus, prnd naissance dans la famille de Marie et Joseph à Nazareth. A partir de là il porte son incarnation jusqu’à sa dernière « visibilité » dans le sacrement de
l’EUCHARISTIE.La moraleLa « morale » : est la manière de vivre nos relations avec ce mystère. Elle nous porte à assumere les relations vitales, positives, vécues par JMJ envers Dieu (in oratione), entre eux (in caritate) envers l’univers (in labore – participation à l’œuvre créatrice de Dieu). Nous y reconnaissons les trois vertus « théologales » (foi – prière ; charité – amour ; esperance – travail). Mais aussi toutes les autre vertus, dont l’ensemble nous appelons, avec l’Eglise, « vertus domestiques »Le culteLe culte est surtout notre rencontre avec Dieu et la SF. C’est célébrer la vie qui en découle. Le culte commence par la confiance en Dieu, en la SF, devient demande d’aide, crois en confiance en les prenant comme « patrons », devient « dévotion » (= on leur dédit toutte notre confiance et vie), parvient à l’imitation. Quan cela devient l’expressione constante de notre vie par le don de l’Esprit saint nous parvenons à la « spiritualité ».
Belley 2010
6.- LA FÊTE DE LA SAINTE FAMILLE
Le mystère de l’incarnation ne se limite pas à la conception, à la naissance, mais s’ouvre à la famille où Jésus se manifeste homme et parvient à une présence que aujourd’hui nous reconnaissons aussi dans l’EUCHARISTIE. La fête de la SF rappelle à l’ Eglise qu’elle est famille et peuple de Dieu, et à chaque famille qu’elle est une « eglise domestique »
Cycle A | Cycle B | Cycle C |
Première lecture: Si 3, 2-6.12-14 Les vertus familialesPsaume: Ps 127, 1-2, 3, 4.5bc R/ Heureux les habitants de ta maison, Seigneur |
Deuxième lecture:
Col 3, 12-21
Vivre ensemble dans le Christ
Evangile:
Mt 2, 13-15, 19-23
La Sainte Famille en Égypte et à NazarethPremière lecture:
Gn 15, 1-6; 21, 1-3
Dieu promet à Abraham une descendancePsaume:
Ps 104, 1-2, 3-4, 5-6, 8-9
R/ Le Seigneur s’est souvenu de son alliance
Deuxième lecture:
He 11, 8.11-12.17-19
La foi des ancêtres du Messie
Evangile:
Lc 2, 22-40
La Ste Famille au Temple offre au Père son FilsPremière lecture:
1S 1, 20-22.24-28
L’enfant donné par le SeigneurPsaume:
Ps 83, 3, 4, 5-6, 9-10
R/ Seigneur, en ta demeure, toute paix, toute joie !
Deuxième lecture:
1Jn 3, 1-2.21-24
Dieu fait de nous ses enfants
Evangile:
Lc 2, 41-52
– Les parents retrouvent Jésus au Temple chez son Père1. LA FAMILLE DE JÉSUS,
SAUVEUR DE SON PEUPLEL’incarnation du Fils de Dieu comporta aussi son insertion dans une famille humaine et dans un peuple élu. L’Église, éclairée par la Parole de Dieu, découvrit dès le début le sens sauveur des événements vécus par la Famille de Jésus. “Toute la vie du Christ est Révélation du Père: ses mots et ses actions, ses silences et ses souffrances, sa manière d’être et de parler”, CCC 516.
Le Cycle A met en relief un aspect central de l’histoire du salut: pour sauver l’homme, le Fils de Dieu a assumé la condition humaine et il a vécu avec sa famille l’expérience du salut du peuple d’Israël.
De cette manière il réalise ce que son nom signifie: Jésus est le salut et la libération définitive de Dieu pour tous les hommes.
2. LA FAMILLE DE JÉSUS,
LUMIERE DES NATIONS La référence au mystère pascal du Christ constitue le fil conducteur des évangiles de l’enfance. Sur eux les évangélistes ont projeté la lumière des Pâques pour souligner quelques événements des premiers moments de la vie de Jésus et de ceux qui lui étaient voisins.
Dans la messe du cycle B, la place centrale est occupée par Christ “lumière” des nations, présenté au temple par Marie et Joseph. Dans l’épisode de la présentation au Temple (Lc 2,22-35) l’Église, guidée par l’Esprit, a aperçu, un mystère de salvation: elle a relevé la continuité de l’offrande fondamentale que Jésus a fait à son Père, en entrant dans le monde (cf Ebr 10,5-7); elle a vu aussi l’universalité du salut proclamée Siméon, car en saluant dans l’enfant la lumière pour éclairer les gens et la gloire de l’Israël (Cf Lc 2,3); elle y a reconnu la référence prophétique à la passion de Christ. En effet les mots de Siméon joignaient dans une unique vaticination le Fils, “signe de contradiction”( Lc 2,24) et la Mère à qui l’épée aurait transpercé l’âme (Cf Lc 2,35) et se réalisèrent sur le Calvaire” (M.C. 20; Cf R.C. 13).3. LA FAMILLE DE JÉSUS,
FILS DE DIEU La révélation de l’identité de Jésus occupe une place centrale dans le Nouveau Testament. Les premiers à s’approcher de ce mystère ont été Marie et Joseph qui dès le début répondirent avec l’obéissance de la foi aux indications données par l’ange concernant le Fils qui devait naître et qu’ils accueillirent dans leur famille.
Cette messe du Cycle C présente et célèbre le Christ qui dans le Temple révèle son identité de “Fils”.
Dans cet épisode évangélique “Jésus y laisse apercevoir le mystère de sa consécration totale à une mission qu’il dérive de sa filiation divine” ( CCC 534). L’évangéliste présente l’événement avec des catégories pascales qui aident à le situer dans l’ensemble de la vie de Jésus. Les premiers mots de Jésus dans l’évangile (“Je dois m’occuper des choses de mon Père ») manifestent son obéissance à la volonté du Père. Ce premier voyage à Jerusalem pour la fête de Pâques peut être considéré comme une anticipation de l’autre voyage de sa vie publique qui culminera dans la passion, mort et résurrection.► le VERBE s’incarne dans un peuple élu, dans une famille élue (de Joseph et Marie), où il vit toutes les vicissitudes de son peuple aimé par Dieu = la SF participera à toutes les vicissitudes de l’Eglise et de chaque famille …► c’est à partir de cet offre au Temple que Jésus deviendra
LUMIERE DES NATIONS► la mission du Christ est liée à son identité de FILS. Il vient nous révéler comment nous sommes « fils de Dieu » et donc frères …
7.- Éloge, à l’envers, de la Sainte Famille
Frère Enzo Biemmi
Frère de la Sainte Famille
En regardant les tableaux et les images qui représentent une Sainte Famille sereine, unie et parfaite nous ne pouvons pas ne pas mesurer la distance entre cet idéal, imaginé et peint et la réalité qui est communiquée par les évangiles de l’enfance du Christ.
Cette distance est encore plus grande entre cette idéalisation et nos familles réelles, même les plus chanceuses, les plus saines et les plus unies.
Comme voeu de Noël j’essaie de porter un regard différent sur la famille de Nazareth, même s’il est à peine ébauché. Je lui enlève le titre de “sainte” ou de “sacrée” et j’essaie de la regarder comme je regarde ma famille et les familles que je connais. Je l’appelle comme elle l’a été: la famille de Joseph et Miriam de Nazareth et leur fils Jésus.
De cette famille j’entends tisser un bref éloge « à l’envers » en disant trois choses : la famille de Nazareth n’est pas une famille idéale; par conséquence, elle ne peut pas être l’idéal de nos familles; et cependant elle est une bonne nouvelle pour les familles.
1. Une famille pas idéale
La famille de Nazareth n’est pas une famille idéale. Elle est tourmentée par des événements improbables, bouleversants et risqués qui vont au-delà de l’imagination. En même temps, ce qui arrive à cette famille se produit d’une manière ou d’une autre et ressemble aux histoires ordinaires qu’ont vécues ou que vivent beaucoup de familles.
Observons les étapes vécues par cette famille telles que nous les rapportent les Évangiles de l’enfance.
– Étape première: la grossesse. Les évangiles de l’enfance de Luc et Matthieu sont entièrement consacrés à parler de Dieu qui vient à notre rencontre, mais ils sont silencieux sur la description des sentiments de Miriam et de Joseph. Rien ne nous empêche d’imaginer ce qui arriva en eux, quand tout a commencé, ou mieux quand tout s’est écroulé. Une jeune fille à marier est enceinte, c’est une grossesse inattendue, ni cherchée, ni provoquée, en dehors du mariage. La seule explication : un message venu du ciel. Sans que les deux protagonistes puissent se donner des explications l’un à l’autre; sans justifications à fournir aux communautés civile et religieuse de Nazareth. Ils sont pris dans l’étau d’une loi hébraïque qui ne laisse pas de recours : Joseph doit répudier Miriam, Miriam doit être lapidée.
« Je le lui ai dit le jour même, je ne pouvais pas passer une nuit avec ce secret. Ni un jour entier : il fallait que j’annonce la rupture de notre alliance. Nous étions fiancés. Dans notre loi c’est être comme des époux, même si nous n’habitons pas encore sous le même toit. Et voilà que je suis enceinte […]
Mon Joseph, beau et de magnifique prestance, se serrait les bras contre le corps, il essayait de se tenir debout, mais était plié sur lui-même comme s’il avait mal au ventre. La nouvelle était pour lui comme une bourrasque qui arrache le toit d’une maison […]
Dans la nuit, il a rêvé. Par la suite il me l’a raconté. Il a rêvé d’un ange qui lui ordonnait ce qu’il devait faire. Au matin, il réunit la famille et il fit part de sa décision. Il épousera Miriam à la date prévue de septembre, quand bien même elle est enceinte. Sous la tente de la cérémonie sa grossesse sera évidente. Il n’écouta pas les objections. Ce fut un scandale. Le village était contre lui. “Il a été dupé par Miriam, elle lui fait boire cette histoire et il l’a bue qui sait s’il n’est pas ivre” […]
Les insultes pleuvaient sur lui. Il se faisait lapider à ma place.
Les femmes de Nazareth me regardaient le ventre. “La dévergondée lui a donné à boire mais avec nous ça ne marchera pas.” “Regardez son air de petite sainte.” “Je veux juste voir à qui ressemble le bâtard qu’elle porte dans le ventre.” “Quelle histoire a-t’elle racontée? Celle du Sauveur fils d’un ange? Tu vas voir les rires si c’est une fille qui naît”, DE LUCA ERRI, In nome della madre, Feltrinelli, Milan 2007, 15-29 passim. »
* Cette histoire est unique cependant elle rappelle, à sa manière, celle de beaucoup de familles avec des filles-mères, des mères abandonnées par les maris, des fils sans pères, l’arrivée d’un fils handicapé, des familles désespérées essayant de composer avec des équilibres difficiles ou de gérer les mentalités moralistes, de tenter de guérir des blessures profondes. Familles normales, mises à l’épreuve par une vie non programmée. Familles jugées, laissées seules à vivre leur souffrance.
– Seconde étape: l’accouchement. L’histoire de cette famille se développe dans un contexte social et politique d’oppression et de guerre. Joseph, Miriam et Jésus vivent dans un pays sous domination. Les Romains veulent faire sentir leur pouvoir. Ils ordonnent le recensement, ils veulent connaître chacun par son nom, pour lever plus d’impôts. Dans un contexte d’absence de liberté, le voyage en hiver se fait lors du neuvième mois de grossesse, aucune maison ne peut les accueillir, l’accouchement se passera sans assistance, Miriam sera toute seule parce que les hommes ont interdiction de l’assister. Après une grossesse en dehors des normes, un accouchement à risque, dans un climat d’oppression, dans un contexte étranger et hostile. C’est la précarité la plus absolue.
« Joseph m’a laissée avec l’ânesse et est parti en ville en courant. Il y avait une odeur de vin. Les bistros ont mis le vin en bouteilles pour en vendre davantage aux passants. J’étais arrivée au moment où j’allais perdre les eaux. Joseph revint au bout de deux heures, désolé. Il n’avait rien trouvé. Il était né à Bethlehem, mais, tout enfant, il était parti pour la Galilée. Il n’avait pas de famille à qui s’adresser. La ville était envahie par le retour de ceux qui venaient se faire recenser. Chaque maison recevait ses parents venus de loin. Il se tordait les mains. Il avait imploré, il en était arrivé à offrir offert l’ânesse pour un lit, rien. Une étable minuscule était le seul endroit où m’installer. Il y avait un boeuf. La bête, au moins elle, accueillit bien les intrus que nous étions, moi et l’ânesse.», DE LUCA ERRI, In nome della madre, 58-59.
* Pourtant cette histoire fait référence à sa manière à des familles d’enfants nés dans des conditions de pauvreté extrême, de manque d’hygiène, sans assistance. Histoires d’accouchements difficiles, de mères mortes en couches. D’enfants morts avant de venir à la lumière. De familles contraintes à fuir dans différents pays du monde sous l’oppression de tyrans, sans une maison dans laquelle se réfugier. Histoires d’enfants et parents venus au monde en de rudes temps, appelés à vivre dans des conditions difficiles : politiques, sociales, économiques d’oppression et de pauvreté.
– Troisième étape: la menace de la vie et l’exil. L’Évangile de Matthieu nous raconte le massacre des innocents. Hérode, dupé par les trois mages, dans son obsession de pouvoir, veut éliminer chaque concurrent possible. La famille de Nazareth se trouve avec un enfant menacé de mort, contrainte à fuir, à affronter l’exil dans un pays étranger et historiquement ennemi. Perte du travail, de la maison, du contexte socio-familial, des références religieuses, des racines, des traditions.
* Cet événement, unique à sa manière, est à rapprocher des histoires interminables de familles émigrées, ayant fui des situations de mort, ayant affronté des périls durant le voyage, catapultées dans un contexte hostile, déracinées et sans points de chute. Familles sans travail, sans liens affectifs auxquels se rattacher. Histoires de millions de familles.
Quatrième étape: la perte du fils. Luc raconte l’épisode de la perte de Jésus au temple. Ils le perdent dans la rue, ils le cherchent, ils pensent l’avoir trouvé et ils se rendent compte qu’ils l’ont perdu à jamais : “Et pourquoi vous me cherchiez ? Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ?”, Lc 2,49. Joseph, pour la deuxième fois, perd un fils qui ne l’a jamais été. Miriam, comme elle l’avait accueilli sans l’avoir cherché, le laisse ainsi aller après l’avoir attendu et aimé.
* Cet événement, fait référence à ceux vécus par toutes les familles qui perdent leurs fils, par accident, par maladie, par la drogue ou plus simplement parce que le fils ne devient pas ce qu’ils avaient imaginé, rêvé, un garçon bien élevé. Histoires de cordons ombilicaux coupés pour la deuxième fois dans la douleur, quelquefois définitivement. Histoires d’enfants qui ne veulent pas lâcher prise ou d’enfants qui ne s’en vont jamais. Histoires de faillite dans l’éducation, même si on y a apporté tout son cœur et son attention. Histoires d’enfants abandonnés, histoires d’enfants qui décrochent. Histoires de déceptions bien que les parents soient allés au bout d’eux-mêmes. Histoires d’enfants qui prennent la route du non-retour.
Cinquième étape: la perte du père. Il est intéressant de mentionner le silence de l’Évangile sur la disparition de Joseph. Après l’épisode du temple, on ne sait plus rien de Joseph. Il entre en scène de manière discrète pourtant déterminante, en donnant son nom à Jésus ce qui l’inscrit dans la lignée de de David, empêchant qu’il ne soit le fils de personne. Puis il sort de scène avec la même discrétion. “Une paternité non reçue comme don de la nature, mais conquise sur le terrain où là-même il l’a perdue lorsque le fils a quitté la maison.” DE LUCA ERRI. À la perte du fils, cette famille ajoute la perte du père.
2. Une famille qui n’est pas l’idéal de la famille
La famille de Nazareth n’est pas une famille idéale, celle des icônes, des images saintes. La famille dans laquelle règnent la concorde, la paix et la sérénité. Une grossesse inattendue et en dehors des normes; le difficile (impossible ?) éclaircissement à l’intérieur du couple pour un accueil basé sur la confiance seule, sur l’amour; le jugement des gens; une naissance dans un contexte de violence et de précarité; la menace sur la vie naissante; l’expérience du déracinement et de l’exil; un fils “différent”, imprévisible, qui ne répond pas aux attentes; la perte du père.
Comment imiter une telle famille ? Ce n’est pas facile de préparer l’homélie de la fête de la Sainte Famille et aussi difficile d’avoir à l’écouter. Peindre une famille idéale à des familles dans un contexte de crise et entendre la proposer comme modèle pour nos familles dont nous connaissons le chemin difficile, parfois les drames.
Il n’y a pas de famille religieuse féminine ou masculine ayant comme référence la Sainte Famille qui n’ait pas, dans sa tradition, la liste des vertus à imiter dans cette famille. Ma famille religieuse, les Frères de la Sainte Famille, dans sa tradition énumère les cinq grandes vertus qui animaient Jésus, Miriam et Joseph dans leurs relations réciproques et dans leur relation avec Dieu : l’humilité, la simplicité, l’obéissance, l’union et le dévouement. En plus de ces cinq grandes vertus on a la liste des “petites vertus nazaréennes” qu’ils les renforcent: la courtoisie, l’affabilité et condescendance, la dissimulation charitable des manques de l’autre, l’indulgence et la patience, la stabilité de caractère et la joie sainte, la compassion et l’attention dans le service. Il s’agit d’une liste, qui est encore plus longue quand on énumère toutes les attitudes positives vécue par la Sainte Famille. Devant ce tableau nous pouvons être dans l’admiration, mais aussi dans la frustration.
Avec ce jeu d’idéalisation de la Sainte Famille et la démoralisation qui nous gagne, nous faisons tort à l’Évangile. La Famille de Nazareth ne peut pas être un idéal pour nos familles, simplement parce que la distance historique et culturelle est tellement grande que chaque exercice d’imitation est improposable..
3. La Famille de Nazareth: une bonne nouvelle pour les familles
Pourtant quelque chose est arrivé dans cette famille, si seule et soumise aux épreuves, qui s’avère être une bonne nouvelle pour toutes les familles. C’est ainsi qu’il faut lire les textes de ce temps de Noël. Bonne nouvelle pour nos familles. De cette bonne nouvelle je souligne trois aspects.
1. Dans la famille de Nazareth il est né un tout petit enfant, l’Emmanuel, la présence de Dieu parmi nous. Il est désormais dans chaque cœur, dans chaque famille, dans chaque situation. Cet enfant, comme il est écrit dans les textes de Noël, a déjà les titres de la Pâques, c’est le Sauveur, le Seigneur mort et ressuscité pour nous, le Vivant disponible à tous. Il n’y a plus d’histoire de famille, même la plus difficile et douloureuse, qui ne soit gardée mystérieusement et sauvée par Dieu. Il n’y a pas de femme, d’enfant, d’homme qui ne puisse vivre son humanité sans espérance. Plutôt que d’être imitée, cette famille doit être remerciée. Elle doit être contemplée avec joie et gratitude, parce qu’elle nous annonce que nous pouvons vivre dans l’espoir pour tout ce qui arrive dans nos familles. Et le vivre avec sa propre expérience.
2. Le second cadeau que la Famille de Nazareth nous fait est de nous montrer comment faire place pour recevoir le don de la présence de l’Emmanuel. Tout ce qui arrive à Miriam et Joseph est une succession de bouleversements et d’imprévisibilité de leur plan de vie et, chaque fois, ils acceptent le chemin de la reformulation, ils se remettent à disposition, ils font confiance, aux possibilités de la vie et aux promesses de Dieu. Dans les textes de l’annonciation à Miriam et de l’annonce à Joseph, nous pouvons voir cette manière d’être dans la vie, ce qui est possible pour nous aussi. La grossesse inattendue de Miriam amène Joseph, homme juste, à décider de la répudier en secret. Dans un rêve pendant son sommeil (écoute dans la passivité, disponibilité au non-contrôle des situations) Joseph se remet en question, il se remet en jeu d’une manière différente, il prend avec lui Miriam et il donne son nom à Jésus. La carte de leurs relations, apparemment finie, prend une nouvelle forme pour donner un nouvel espace de vie.. C’est ainsi qu’une histoire de famille, apparemment terminée, s’ouvre de nouveau. Les histoires de nos familles, nous dit la famille de Nazareth, nous ne pouvons pas les dominer, les faire devenir ce que nous souhaitons. Elles ne sont pas soustraites à notre liberté non plus. Nos histoires de famille sont toujours ouvertes quand on a recours à la ressource qu’est la présence de Dieu et à notre disponibilité à nous remettre toujours en un chemin.
Et c’est la seconde bonne nouvelle de la Sainte Famille. Aucune histoire familiale n’est définitivement close. La disponibilité à Lui, le Christ, “clé de la maison de David”, Is 22,22, ouvre de manière inattendue tout chemin.
3. Une présence sur laquelle on peut compter (celle de l’Emmanuel), la disponibilité à nous remettre en jeu avec confiance tout en maintenant ouvertes nos histoires de familles et enfin le secret pour faire de nos familles des lieux où expérimenter la grâce de l’Évangile. Ce secret est contenu dans le verset de Luc: “Il redescendit avec eux et revint à Nazareth; et il leur était soumis”. Lc 2,51. Le verbe grec est “upotassein.” Le plus grand parmi eux se fait le plus petit, il se met à leur service. Cette famille présente une logique du contraire. Les hiérarchies sont inversées ou mieux les rapports familiaux sont entrés dans une nouvelle logique, celle de l’obéissance réciproque, du service réciproque, où personne n’est plus grand que l’autre, parce que le plus grand de tous leur était soumis. Nous nous rappelons les mots que dira Jésus adulte à ses disciples : “Le plus grand entre vous ce fera votre serviteur.” Mt 23,11. Il parlait de lui, de sa manière d’être parmi eux, d’être désormais toujours au milieu de nous. Paul, dans son exhortation aux familles, dans le chapitre 5 de la lettre aux Ephésiens, reprend le même verbe : “upotassein.” “Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ.” Il réussit ainsi à faire quelque chose d’extraordinaire : dans une famille respectant la conception patriarcale, centrée sur les hommes, avec la présence de maîtres et d’esclaves, il introduit un principe qui fait entièrement exploser sa structure pyramidale. “Que les femmes le soient (soumises) à leurs maris, comme au Seigneur… Maris aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise… Enfants obéissez à vos parents dans le Seigneur… Et vous parents, n’exaspérez pas vos fils mais usez, en les éduquant, de corrections et de semonces qui s’inspirent du Seigneur… Esclaves, obéissez à vos maîtres ici-bas avec crainte et respect, en simplicité de cœur comme au Christ… Et vous maîtres, agissez de même à leur égard, laissez de côté les menaces, et dites-vous bien que pour eux comme pour vous, le Maître est dans les cieux, et qu’il ne fait point acception de personne”, Ep 5-6 passim. Tous nous serons soumis à tous comme le Seigneur est soumis à nous.
C’est précisément cela que la Famille de Nazareth nous montre comme chemin d’humanisation de nos familles : la voie de la soumission réciproque, être les uns au service de la vie des autres. Cela peut servir à toutes les situations et peut être notre boussole dans tous les événements.
C’est la troisième bonne nouvelle de la Sainte Famille. La réussite de notre famille n’est pas liée au fait que les choses vont bien, qu’à leur intérieur il n’y a pas de difficultés, de fatigues, de erreurs et aussi de drames. La réussite de nos familles reste dans le fait que chacun, que les événements s’avèrent positifs ou négatifs, engage sa vie à promouvoir la vie des autres.
La Famille de Nazareth n’est pas une famille exemplaire, elle n’est pas un idéal à imiter, parce qu’en soit elle est unique et inimitable. Cependant la bonne nouvelle de Dieu pour nous est : la famille idéale n’existe pas. Tous, nous avons une histoire complexe à vivre; nous ne sommes pas seuls , quand un enfant naît dans nos familles, si nous prenons soin de lui, il prend soin de nous; nous pouvons faire mieux que dominer la vie ou penser qu’elle nous écrase: nous pouvons la servir en nous remettant en cause chaque fois que les circonstances le nécessitent, parce que nous pouvons nous appuyer sur une confiance pleine d’espérance. La Famille de Nazareth nous montre le chemin du don réciproque comme accueil et fécondité du don de Dieu et comme moyen d’humanisation et de salut pour nos familles.
Que nos vœux de Noël à l’intention de toutes nos familles soient exactement : accueillons la bonne nouvelle de la Famille de Nazareth et rendons grâce pour la vie de nos familles.